Ex-membre de la BAC de Marseille, Sébastien Bennardo est l’un des quatre policiers à avoir dénoncé les pratiques de certains collègues. Il raconte leurs agissements.
par Patricia Tourancheau
Flic pendant treize ans, le brigadier Sébastien Bennardo, 36 ans, qui a officié à la BAC nord de Marseille, a eu le cran de dénoncer ses collègues corrompus. Il a participé à l’enquête secrète qui a abouti, le 2 octobre, au démantèlement du gang de ripoux. Douze policiers ont été mis en examen pour vols et racket, sept ont été emprisonnés.
Témoin sous X dans la procédure, aux côtés de trois camarades restés en poste, Sébastien Bennardo raconte dans Libération ce qu’il a «vu et vécu à côté des pourris» et dénonce l’aveuglement de la hiérarchie, dont celui de Pascal Lalle, ancien directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) des Bouches-du-Rhône, alerté dès 2009 (lire page ci-contre).
Avant l’aboutissement de l’enquête, le fonceur et frondeur Bennardo a été révoqué de la police pour «insubordination». La raison ? Sans en informer sa hiérarchie, il avait relâché un dealer indic. Depuis, ses démarches pour être réintégré restent vaines : «On me fait payer le fait d’avoir brisé l’omerta.» Or quatorze flics, copains des voleurs, «des passifs qui ont tout vu, tout su mais rien dit», viennent de retourner dans les commissariats de Marseille et de la région. Par ailleurs, selon nos informations, deux des sept écroués de la BAC ont été remis en liberté jeudi. Mais Bennardo, à qui on avait promis une «mutation» et une «protection juridique et physique», n’a eu «que des emmerdes». Il est redevenu pizzaïolo pour nourrir ses deux enfants. Il raconte.
La Pompe à essence et le Racket
«Quand je suis arrivé en juin 2006 au commissariat du IIIe arrondissement, je voyais déjà des effectifs de la BAC qui faisaient le plein de leur voiture personnelle à la pompe Total qu’on avait à l’intérieur. En septembre 2007, j’ai été affecté à la BAC nord de jour, parce qu’on me considérait comme un des meilleurs. Au départ, je n’ai pas vu grand-chose des trafics. Parce que nous, jeunes policiers, on nous envoyait arrêter les mecs pendant que les autres retournaient les sacs et récupéraient les contenus. Mais à l’été 2008, mon chef de groupe, qui était droit et respecté, a reçu un coup de fil d’un indic se plaignant d’avoir été racketté de 500 euros par des pourris d’un autre groupe. Il l’a dit au capitaine P. de la BAC, qui a mis ça sur le compte de tirailleries entre groupes. Mon chef a demandé sa mutation dès le lendemain. En juillet 2008, tous les chefs intègres sont partis.»
200 cartouches de cigarettes
«En 2008, mon indic de la porte d’Aix me dit que des collègues de la BAC nord ont arrêté des mecs pour contrebande de cigarettes et ont saisi 200 cartouches. Au service, j’ai vu dans le livre qu’il n’y avait pas d’arrestations inscrites. J’ai demandé à l’officier qui m’a répondu : « Occupe-toi de ce qui te regarde. » J’ai insisté, on m’a dit : « Si t’es pas content, change de service. » J’ai compris que mes collègues avaient soulagé les trafiquants de clopes de 200 cartouches et que l’officier en croquait. J’en ai parlé au capitaine P., chef de la BAC, qui m’a répondu : « Chacun est libre de faire ce qu’il veut. S’il se fait attraper, tant pis pour lui. »»
Pas d’interpellation le week-end
«On travaille toujours borderline. Si votre indic vous dit : « Je sais où 200 cartouches de cigarettes sont planquées mais si je te les donne, tu m’en laisses 50 », on le fait. Faut dire que la politique du chiffre nous a mis la pression. En même temps, j’aime bien Sarkozy. Il a eu le mérite de remettre les flics de Marseille au boulot. Parce qu’au départ, les officiers dans les bureaux ne voulaient pas qu’on interpelle le vendredi et le dimanche, pour ne pas gâcher leur week-end. Certains trouvaient que je bossais trop. Mais moi, j’y vais pas pour m’amuser, je suis flic avant tout, pas fonctionnaire.» [Selon sa notation en 2008, Bennardo est un «bon fonctionnaire de brigade anticriminalité». Ses chefs louent sa «grande motivation» et son «sens de l’initiative» : «Toujours volontaire, il fait montre d’un grand enthousiasme qui demande parfois à être canalisé.»]
L’incendie chez la «nourrice»
Automne 2008. «Comme je suis né à Marseille et que je connais tout le monde, des jeunes m’ont parlé de l’incendie qu’il y avait eu cité des Flamants. Ils m’ont dit qu’ils avaient déposé la recette de la veille, 25 000 euros et 5 kilos de shit, chez la « nourrice ». Ils m’ont expliqué que mes collègues du groupe B de la BAC ont profité de l’incendie pour faire casser la porte de cet appartement et ont tout pris. Ils n’ont pas fait de PV de découverte. Ils agissaient par opportunité. La même semaine, « Grand Seb » du groupe B, qui était endetté et sans maison à cause de son divorce, s’est acheté un 4 × 4 Nissan Qashqai blanc.» [Sébastien S. alias «Grand Seb», mis en examen et incarcéré en octobre, recelait plus de 100 000 euros, un pistolet-mitrailleur et un chargeur.]
Un indic balancé et tué
«Comme les flics des BAC sont des vantards, on entendait Claude S., chef du groupe B, marronner [se plaindre, ndlr] qu’ils ne pouvaient pas taper sur un lieu de deal aux Oliviers. Le capitaine P. le leur interdisait parce que Lyes Gouasmia, un dealer, lui avait donné les noms des auteurs de l’incendie du bus qui avait grièvement brûlé Mama Galledou [en 2006].
«Les collègues se plaignaient de « la balance à P. », « le gros ». Un jour, ils lui ont tendu un piège : ils lui ont fait croire que le capitaine P. voulait le voir. Gouasmia est venu à la BAC nord et a dit à P. : « Tu m’as appelé. » P. lui a dit que non, mais Gouasmia a dû se faire repérer. Après son assassinat, dans la voiture, ces gars de la BAC répétaient en rigolant : « T’as vu, on a fait tuer le gros ».»
[Lyes Gouasmia, 21 ans, «source» officielle depuis fin 2006, a été découvert à Vitrolles le 14 septembre 2008, criblé de balles et carbonisé. Le dossier judiciaire a été rouvert le 31 août à Aix-en-Provence. Selon une note du commissaire Didier Cristini, de l’IGPN-Marseille, fondée sur des témoignages sous X, dont celui de Bennardo, les ripoux n’auraient pas supporté d’être gênés dans leurs affaires par le dealer.]
Loi du silence et début des ennuis
«A partir de 2009, nous quatre, on parlait haut et fort en interne. Mais plus on dénonçait, plus les autres jetaient l’opprobre sur nous. Un jour, un mec qu’on a interpellé se plaint qu’on lui a piqué 50 euros. Je me suis mis tout nu dans le bureau pour montrer que ce n’était pas moi. Les autres ont dit : « Il est fou ce mec, il nous met en danger, on va croire que c’est nous, les voleurs. » Eh ben oui. Pendant un congé maladie, il y a eu une campagne de dénigrement contre moi. En septembre, le capitaine P. ne veut plus me reprendre à la BAC nord. Lors de l’entretien, je lui dis : « Tu sais très bien qui sont les voleurs. » P. téléphone à Lalle, directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) des Bouches-du-Rhône : « J’ai un problème avec Bennardo, il ne veut pas rentrer dans le moule, faut le changer de service. »» [Pourtant, l’appréciation de Bennardo en 2009 reste bonne : «Fournit une grande activité pour le service, ce qui lui a valu d’entrer en conflit avec plusieurs services enquêteurs. Possède un franc-parler.» Reversé en police-secours, Sébastien Bennardo continue à dénoncer.]
2011, des rumeurs persistantes
«En 2010, j’ai participé à l’émission télé le Juste Prix sans dire que j’étais policier. J’ai gagné une salle de bains balnéo et un ordi portable, pour 4 000 euros. Mon DDSP, Lalle, m’a sanctionné d’un avertissement pour ne pas avoir demandé d’autorisation. Alors quand on alertait la hiérarchie sur les exactions, on menaçait de nous faire vivre un enfer.»
[Le 2 février 2011, Bennardo a «tout déballé» à la commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS). Christophe Pouly (CNDS), qui l’a entendu, explique à «Libération» qu’il a jugé ses allégations «incroyables mais circonstanciées» :«Ce garçon, qui est une tête dure, a dû passer pour un zélé mais je l’ai trouvé crédible. Il disait avoir avisé à plusieurs reprises sa hiérarchie qui ne le suivait pas et l’avait mis à l’écart.» Le DDSP Lalle demande alors un audit interne.]
«En avril 2011, on a été reçus par deux commissaires de la division nord. On a expliqué le chantage que des collègues exerçaient sur des dealers qu’ils rackettaient, les kilos de cannabis qu’ils confisquaient pour les revendre à d’autres dealers à Port-de-Bouc et sur l’étang de Berre. Les commissaires nous ont sorti un organigramme de la BAC nord sur lequel 40 noms étaient soulignés en rouge. Ils nous ont demandé : « Sont-ils tous impliqués? » On a dit : « Oui, tous. » Ils ont alors décidé d’appliquer la règle qui veut qu’on ne peut rester plus de neuf ans en BAC. Résultat : quinze anciens, dont des gros pourris, ont eu des promotions. Deux sont devenus chefs de commissariat, un à la brigade financière de la Sûreté, un autre à un grade de major, un à la DDSP, etc. Et l’audit s’est arrêté là.»
L’enquête judiciaire aboutit
«Il a fallu l’arrivée, en septembre 2011, du préfet Alain Gardère, venu faire le ménage, pour que ça débouche. Gardère m’a demandé ce qui se passait à la BAC nord. En octobre, dans son bureau, je lui ai tout raconté. Mes trois collègues punis aussi. Il nous a demandé de témoigner sous X auprès du commissaire Cristini de l’IGPN [la police des polices, ndlr]. Le procureur a pu ouvrir une enquête. Lalle n’était pas au courant. Quand je suis passé en conseil de discipline, le 15 mai, Gardère m’a dit qu’il ne pouvait pas me sauver, sinon toute l’affaire des ripoux tombait à l’eau. Il m’a sacrifié. Lalle a obtenu ma révocation.
«Après, on a participé à la transcription [des enregistrements des véhicules de service] et à l’identification des voix et des surnoms « Grand Seb », « le Poulpe », « Petit Jean », « Cheveux longs ». On a indiqué leurs points de vente, leurs cachettes dans les faux plafonds du commissariat. Et tout ce qu’on a dit s’est avéré exact. Mais nous, on sait que l’un de nous quatre va mourir. La morale, c’est que, dans la police, il vaut mieux garder le silence et laisser l’omerta perdurer.»
Source : Libération.fr