La livraison de stupéfiants à domicile s’est développée presque partout en France. Service après-vente, franchises, innovations marketing : les méthodes de ces « plates-formes » sont calquées sur celles des entreprises légales
Au printemps 2022, un renseignement anonyme parvient au premier district de police judiciaire (DPJ) de Paris : un certain Nessim O., 33 ans (les prénoms des trafiquants ont été modifiés), piloterait des livraisons à domicile de stupéfiants, principalement de la cocaïne, mais aussi de la 3-MMC, un produit de synthèse psychostimulant de la famille des cathinones, et de la MDMA, le principe actif des pilules d’ecstasy. Les commandes de cette « centrale d’achat » d’un genre particulier s’appuieraient sur trois lignes WhatsApp, et rapporteraient chaque mois 65 000 euros. La même source anonyme précise que le chiffre d’affaires sera probablement moins élevé au mois d’avril, plusieurs livreurs – sur les six recensés – ayant annoncé une « pause » pour le ramadan.
Forts de ces renseignements, les enquêteurs du premier DPJ se mettent au travail. Les centres d’appels n’ont rien d’inédit pour eux : il en existe des centaines en région parisienne, où ce business model supplante largement en nombre celui des « fours », les lieux de vente fixe. Ces « centrales », dont le fonctionnement est calqué sur celui de la livraison de repas à domicile, sont nées au début des années 2010 en Ile-de-France, avant d’essaimer en province. Leur développement s’est accéléré avec l’irruption du Covid-19, en 2020, mais également à la faveur de la stratégie policière de pilonnage des « fours », dont le nombre a décru d’un quart ces trois dernières années. Conséquence : l’ensemble du pays est désormais touché, de Besançon à Caen en passant par Le Creusot et Albi.
Les policiers du premier DPJ repèrent vite les allées et venues de plusieurs scooters autour du domicile de Nessim O., dans le 15e arrondissement. De filatures en surveillances, deux autres sites attirent bientôt leur attention : un parking dans le 20e arrondissement et la cave d’une résidence à Clichy (Hauts-de-Seine). Mais comme ils n’ont pas accès aux échanges entre le gérant et ses livreurs, qui passent par l’application de messagerie cryptée Signal, beaucoup d’interrogations demeurent. Il est rare, dans de telles enquêtes, que les réquisitions adressées aux responsables de messagerie permettent d’enfreindre la confidentialité des communications. Les policiers doivent donc compter avant tout sur les méthodes traditionnelles : les « planques » et les nuits blanches. « Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les nouvelles technologies n’ont pas supprimé les anciens dispositifs de surveillance, confirme Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l’Office antistupéfiants (Ofast). Car le produit, lui, reste réel. On peut le suivre, du stockage aux livraisons. »
Les policiers se sont tout de même adaptés aux pratiques commerciales innovantes des trafiquants. Ainsi, le statut d’« enquête sous pseudonyme », créé il y a dix ans, leur permet d’infiltrer, sous le contrôle d’un magistrat, les réseaux de livraison en se faisant passer pour des clients. C’est d’ailleurs en s’appuyant sur ce procédé que l’Ofast a percé le secret de nombreuses plates-formes. L’une d’elles, spécialisée dans la vente de cocaïne sur Telegram, était particulièrement bien structurée : elle disposait d’un service après-vente et d’un système de livraison géré par des « bots », ces applications capables d’exécuter des tâches automatisées.
La centrale qui renaît de ses cendres
Revenons à l’enquête sur Nessim O. Les équipes du premier DPJ interceptent des messages que ses livreurs lui envoient imprudemment sur des canaux non cryptés. « Ça carbure ce soir, pas le temps de manger ! », se plaint l’un d’eux. « Vais bientôt tomber en panne, recharge urgente », avertit un autre. Les enquêteurs parviennent bientôt à établir un schéma de la centrale et de ses trois lignes WhatsApp, baptisées « Pépito », « Fantômas » et « Goldo ». Chacune d’elles, dont les numéros circulent entre clients cooptés, est servie par deux coursiers et dispose de son propre point de ravitaillement en cocaïne et 3-MMC : l’appartement de Nessim O. pour « Fantômas », la cave de Clichy pour « Pépito » et une « voiture tampon » (un véhicule toujours garé au même endroit) dans le parking du 20e pour « Goldo ».
Ces trois lignes WhatsApp (des « cabines », dans le jargon des trafiquants) et leurs livreurs respectifs couvrent curieusement la même aire de vente. Chaque coursier sert sa « cabine », et non un secteur – système qui permettrait pourtant de réduire les délais de livraison en répartissant les commandes par zones géographiques. Avantage pour Nessim O. : si les enquêteurs repèrent une ligne, les autres – censées être indépendantes – échappent à leur surveillance. Un atout théorique bien souvent compromis par les exigences de la clientèle. Les entorses au protocole de la flotte « Pépito » en témoignent. Ses livreurs demandent régulièrement à ceux de « Fantômas » de les dépanner en cocaïne ou en 3-MMC, quand ils ne se répartissent pas les commandes par secteur dans le dos du gérant.
A Paris, les « cocaïne call-centers » les mieux gérés sont ceux tenus par des Albanais. Délais de livraison imbattables. Offre d’un « cadeau » en cas de retard. Peu de variations dans la qualité du produit. Certains clients félicitent même ces gérants pour leur respect de l’environnement, les livreurs se déplaçant uniquement à vélo. « Ces plates-formes sont très structurées, mais à côté de ça, on trouve un peu de tout, observe le commandant Patrick N., chef de groupe à la brigade des stupéfiants de Paris. Nous avons un jour démantelé une petite centrale familiale : le père prenait les commandes, les enfants faisaient les livraisons… »
Plus récemment, l’unité du commandant N. a interpellé un fils de médecin qui distribuait des produits de synthèse à domicile en s’appuyant sur des sous-traitants. Chaque mois, il remettait un stock et un fichier clients à jour à une flotte de livreurs indépendants. Charge à eux de lui reverser ensuite une commission fixe. « Avec les plates-formes, le profil des trafiquants s’est diversifié, confirme le commissaire Guillaume Batigne, patron de la brigade des stups de Paris. Aujourd’hui, même une bande d’amis bien insérés peut lancer sa propre ligne. Or ces personnes n’auraient jamais pu tenir un point de deal dans la rue. »
Un gérant de centrale avisé ne touche ni au produit ni à l’argent. Détenteur de la « puce clients » (un listing qui peut compter plusieurs centaines de numéros), il reçoit les commandes sur une ligne et les relaie aux livreurs sur une autre. Ces derniers sont approvisionnés en produits stupéfiants par un circuit parallèle : des ravitailleurs auxquels ils remettent l’argent des ventes après avoir déduit leur salaire. Ce schéma étanche permet au gérant de travailler à distance, parfois même depuis l’étranger, comme le faisait celui de Caliweed depuis Marrakech jusqu’en 2021. Cette centrale tentaculaire, la plus célèbre de France, a survécu à toutes les opérations policières, renaissant à chaque fois de ses cendres. Depuis 2019, elle s’impose comme une véritable marque, nouant des partenariats et développant des franchises en province.
Nessim O., le gérant de « Pépito », « Fantômas » et « Goldo », n’a pas les moyens de faire tourner ses lignes à distance. Cet homme de 33 ans, méfiant et casanier, qui ne semble pas avoir de patron au-dessus de lui, manque à l’évidence de personnel. Deux à trois fois par semaine, toujours la nuit et en VTC, il doit en personne approvisionner les points de recharge et collecter l’argent que les livreurs y déposent. Charge à lui, également, de conditionner les pochons de cocaïne et de 3-MMC. Nessim O. doit enfin tenir les feuilles de comptes, des tableaux Excel sur lesquels il note les « bonus » alloués aux coursiers motivés. Trouver du personnel fiable est pour lui un défi permanent, comme le prouvent les messages repérés par les enquêteurs sur les réseaux sociaux : « Recherche livreurs sérieux, si possible avec permis 125. »
« Présence accrue des femmes »
Il faut dire que ses effectifs tournent à plein régime, sept jours sur sept, de 13 heures à 1 heure. Les policiers en savent quelque chose : des balises ont été posées sur les scooters de cette centrale. En deux semaines, l’un des véhicules de la flotte de Nessim O. accomplit pas moins de 344 livraisons, de Maisons-Alfort (Val-de-Marne) à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) en passant par le centre de Paris. Vingt-cinq transactions par jour. Pour chacune d’elles, le livreur perçoit entre 15 et 20 euros, soit un salaire quotidien de 400 euros. Les enquêteurs s’intéressent de plus près à l’un d’eux, très motivé : Mody O., 20 ans. Domicilié dans l’Essonne, le jeune homme a neuf frères et sœurs, une mère femme de ménage, un père aveugle et sans emploi. Les policiers découvrent qu’il enchaîne les livraisons pour « Fantômas », alors qu’il porte un bracelet électronique à la cheville : il a déjà été condamné à plusieurs reprises, en particulier pour des courses au service d’une autre centrale.
Ces derniers temps, les enquêteurs voient apparaître dans les rangs des centres d’appels des profils différents de celui de Mody O., des personnes sans antécédents judiciaires ni difficultés financières. « Les livreurs qui comparaissent au tribunal sont parfois des étudiants, certains sont même inscrits dans de très bonnes écoles, indiquent les magistrats de la section “délinquance organisée” du parquet de Paris. Pour eux, c’est souvent une manière de se faire de l’argent de poche. Mais ces recrues font encore figure d’exception. » Plus inquiétant : il arrive que les coursiers soient des mineurs, une garantie de discrétion pour les trafiquants. Le Monde a ainsi demandé à Laurent T., un lycéen de 16 ans, ce qui l’incitait à parcourir Paris en trottinette pour vendre de la cocaïne après les cours. « Vous croyez que j’ai le choix ? a-t-il répondu avec une pointe d’agressivité. Les livraisons, c’est pour remplir le frigo à la maison, pas pour le kif [le plaisir]. »
Autre évolution notable au sein des plates-formes : la féminisation du personnel, censée elle aussi représenter un gage de discrétion, les contrôles de la police ciblant davantage les hommes. Astou C., née en 1998 à Clichy (Hauts-de-Seine), a commencé à faire des livraisons de cocaïne pour payer son loyer. « Avant, j’étais manageuse de bar, expliquait-elle lors de son procès, en février, au tribunal judiciaire de Paris. Je vivais en colocation avec mon frère. Quand il a quitté la région parisienne, les factures sont devenues trop lourdes. Je me suis mise à livrer de la cocaïne en dehors des heures de travail. » Un soir de l’hiver 2022, elle vend 2 grammes à une prostituée brésilienne, qui succombera dans la nuit à une overdose. Jugement à la fin de l’audience : Astou C., sans antécédents judiciaires, employée aujourd’hui en CDI dans un restaurant, est condamnée à huit mois d’emprisonnement avec sursis.
« Depuis cinq ans, on remarque une présence accrue des femmes dans les effectifs des centrales, confirme Ivana Obradovic, directrice adjointe de l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT). Et elles ne sont plus toujours cantonnées à des fonctions subalternes de nourrices ou de conditionneuses. » Jenny, une trentenaire domiciliée à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), prétend avoir été, en 2018, la première femme à gérer une plate-forme en région parisienne, même si elle devait rendre des comptes à un patron chapeautant plusieurs centres d’appels. Cette trafiquante à l’accent gouailleur continue aujourd’hui de prendre les commandes de cocaïne et de MDMA pour la même centrale, appelant ses clients « mon loup » et ses clientes « ma chérie ». « Je n’ai jamais rencontré aucun d’entre eux, précise-t-elle au Monde. Et pourtant, je sais tout de leur intimité : le boulot, les divorces, le parcours des enfants… A force de m’appeler, de m’envoyer des messages, ils finissent par se confier. Le fait que je sois une femme les rassure… »
Spots publicitaires et offres promo
Jenny est chargée de garder le bien le plus précieux de la plate-forme : le « fichier clients », soit près de 300 numéros. Ces répertoires se monnaient fréquemment d’un centre d’appels à l’autre. La valeur d’un client actif est estimée à une centaine d’euros. Certains fichiers peuvent ainsi se céder pour 50 000 euros. D’autres peuvent être loués, en particulier lorsque l’équipe d’une centrale est en détention. L’avantage est double : le « listing » continue à rapporter de l’argent et les clients n’oublient pas la plate-forme. Encore faut-il récupérer le fichier en sortant de prison…
En 2022, un certain Yacine S., 25 ans, a failli perdre le répertoire de « Tyson », la centrale qu’il gérait pour un patron résidant à l’étranger. La ligne WhatsApp du centre d’appels étant adossée à une puce prépayée, le jeune homme devait régulièrement recharger la carte SIM pour conserver le même numéro. Accaparé par les servitudes du trafic, il a un jour oublié d’accomplir cette formalité. La ligne a été réattribuée par l’opérateur à un autre client. Yacine S. a aussitôt appelé le nouveau titulaire du numéro, un retraité surpris de recevoir d’étranges messages. Le gérant a pu récupérer une partie du répertoire, mais pas l’ancienne ligne.
Même si les trafiquants ne s’arrachent pas ces fichiers à coups de kalachnikov, la violence n’épargne pas l’économie ubérisée de la drogue. Les conflits les plus fréquents sont les « doublettes » de livreurs, autrement dit les manœuvres des coursiers pour s’émanciper. A force de voir passer beaucoup d’argent entre leurs mains, certains sont en effet tentés de se mettre à leur compte et de court-circuiter la hiérarchie en promettant des tarifs préférentiels aux clients. A la suite d’une de ces « doublettes », Zamir, un Albanais à la tête d’une florissante centrale parisienne, a vu l’un de ses livreurs – un compatriote – prendre le large avec la moitié de sa clientèle. L’affaire s’est réglée en Albanie, où l’imprudent coursier était de passage. Zamir l’a fait séquestrer et battre à coups de batte de baseball. Il a ensuite diffusé les images sur les réseaux sociaux, histoire de décourager toute velléité d’émancipation.
Quant à Yacine S., le gérant de « Tyson », c’est seulement après son interpellation, et en lisant la procédure judiciaire, qu’il a découvert que deux de ses livreurs ne se contentaient pas de vendre la cocaïne de sa plate-forme. Ils proposaient aussi aux clients de la MDMA. Les deux associés cachés se procuraient cette poudre cristalline en Belgique. Le jour de leur procès, sous le regard courroucé de Yacine S., ils ont beaucoup bafouillé en essayant de minimiser l’importance de cette affaire parallèle.
« Le trafic numérique n’a rien de pacifique, insiste Stéphanie Cherbonnier. Alors que l’ubérisation de la drogue se généralise, le nombre de règlements de comptes et d’homicides liés au trafic de produits stupéfiants ne cesse de progresser. » Mais c’est surtout l’accroissement global de ce trafic qui explique l’augmentation des violences. Et il n’est pas rare que les trafiquants gèrent à la fois des plates-formes et des « fours », utilisant la même marque sur les réseaux sociaux pour communiquer avec leurs clients. Ainsi, la fameuse centrale Caliweed a vu le jour comme une extension du point de deal de la rue Henri-Barbusse, à Villejuif (Val-de-Marne). Quant à la plate-forme la plus structurée de Gagny (Seine-Saint-Denis), elle est née à la suite d’une condamnation interdisant au gérant d’un « four » de se rendre sur son point de deal. Il a placé un lieutenant au pied des tours et s’est lancé, de son côté, dans le trafic numérique.
Autre exemple de « modèle hybride », comme disent les policiers : en 2020, lorsque la PJ parisienne interpelle les responsables du « four » de la cité des Chaufourniers (19e arrondissement), les téléphones saisis révèlent l’existence d’un réseau parallèle de vente organisé autour d’une plate-forme. Ces systèmes mixtes permettent de toucher une clientèle plus large : selon l’OFDT, les livraisons à domicile ciblent d’abord les classes moyennes et supérieures, tandis que les « fours » attirent des consommateurs du voisinage aux revenus plus modestes.
Quel que soit le mode de distribution, la violence rôde toujours autour des produits stupéfiants. Lors de la perquisition au domicile de Nessim O., gérant des lignes « Pépito », « Fantômas » et « Goldo », les enquêteurs ont découvert un pistolet de calibre 7,62 mm. « C’est pour me protéger, a fait valoir le trafiquant lors de son audition. J’ai été séquestré il y a trois ans. » Dans son appartement et sa cave, les policiers ont également saisi une balise, un détecteur de micros espions et 76 000 euros en espèces, sans oublier deux cartes bancaires, dont le jeune homme a reconnu être le titulaire. Les mouvements sur ses comptes ont révélé un système de blanchiment : Nessim O. recevait des virements réguliers en provenance d’une constellation de quatorze sociétés à façade légale, elles-mêmes approvisionnées par l’argent du trafic.
Les fouilles des points de recharge ont conduit à la découverte de 1,5 kilo de cocaïne, 1 kilo de 3-MMC, 40 grammes de kétamine et 400 grammes de haschisch. Elles ont aussi permis de placer sous scellés les téléphones de la plate-forme, qui gardaient en mémoire les messages de relance envoyés aux clients : « Y a du top neuf en c [cocaïne] et 3m [3-MMC], livraisons 7j/7, de 13h à 1h. Merci. »
Si ces messages restent relativement sobres, les centres d’appels rivalisent d’innovations marketing pour fidéliser la clientèle : photos et spots publicitaires, offres promotionnelles pour la Saint-Valentin ou Halloween, échantillons gratuits, jeux à gratter, cadeaux bonus ou produits dérivés. Les centrales sont désormais si nombreuses qu’il leur faut investir pour se démarquer de la concurrence. Certaines se choisissent une « égérie », à l’image du rappeur français Mister You, qui vantait dès 2019 les produits de Caliweed sur son compte Snapchat. D’autres organisent des jeux concours. « La 100e personne qui commandera gagne un iPhone 15 Pro Max et la 200e la Playstation avec un jeu au choix », annonce par exemple le gérant d’une plate-forme parisienne. Les clients les plus fidèles reçoivent, eux, des offres sur mesure. Sébastien, 36 ans, directeur artistique d’une agence de publicité, confie au Monde s’être vu proposer une « fellation pour l’achat groupé de 20 grammes de produit ».
La cocaïne saisie sur les points de recharge de la petite entreprise de Nessim O. – dont une partie était conditionnée en sachets – a fait l’objet d’analyses en laboratoire. Résultat : la teneur en principe actif s’échelonnait de 69 % à 90 %, soit un degré de qualité particulièrement élevé. De fait, le taux de pureté de la cocaïne vendue au détail a doublé en France en une décennie. D’un côté, l’abondance du produit sur le marché n’incite pas les trafiquants à l’altérer ; de l’autre, la concurrence entre plates-formes les encourage à maintenir des teneurs élevées afin de fidéliser la clientèle. Autant d’évolutions préjudiciables à la santé des consommateurs : en France, le recours aux urgences pour usage de cocaïne a triplé entre 2010 et 2022.
« Nouvelles addictions »
« Plus le produit est dosé, plus l’effet est soudain, plus la dépendance s’accroît, rappelle Grégory Pfau, docteur en pharmacie et directeur de l’association Analyse ton prod (ATP) en Ile-de-France. Les pratiques commerciales des centrales favorisent aussi le développement de nouvelles addictions, car elles proposent une variété croissante de molécules, offrant souvent en bonusdes substances inconnues des consommateurs. » Les trafiquants ont de quoi élargir leurs offres : plus d’une vingtaine de nouvelles molécules apparaissent chaque année sur le marché national. La dépendance à ces produits s’installe d’autant plus facilement que les relances marketing agissent comme autant de stimuli sur les usagers.
Cette recherche permanente d’innovation conduit par ailleurs les plates-formes à proposer des substances mal identifiées, à l’image de la « tucibi », apparue sur le marché en 2022. Aussi appelée « cocaïne rose », cette poudre est un mélange aléatoire de plusieurs stupéfiants. Contrairement à ce que suggèrent ses appellations, elle ne contient ni cocaïne et ni 2-CB (produit de synthèse hallucinogène). Les analyses révèlent le plus souvent la présence de kétamine et de MDMA dans sa composition. « C’est, à ma connaissance, le premier mélange de produits actifs qui s’impose sur le marché, indique le pharmacien Sevag Chenorhokian, de l’association ATP. Son nom trompeur et sa composition hasardeuse rendent cette substance particulièrement dangereuse. »
Nessim O. ne pouvait ignorer, quant à lui, les risques auxquels il exposait ses clients, alors qu’en 2013, il s’était trouvé mêlé à une livraison de cocaïne ayant entraîné un décès par surdose. En décembre 2023 – autre époque, mêmes pratiques –, c’est pour répondre de la gestion des lignes « Pépito », « Fantômas » et « Goldo » qu’il a comparu devant le tribunal judiciaire de Paris. A 35 ans, sans profession, sans enfants, il a reconnu ne pas avoir de projet précis pour l’avenir. A la différence de son meilleur coursier, Mody O., qui a déjà entamé une reconversion professionnelle : à la barre, celui-ci a confié avoir trouvé une place de livreur dans une société de transports.
Le projet « Overdose »
« L’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse toutes les fictions. » Ainsi s’exprimait, en 2022, la procureure de Paris, Laure Beccuau, pour qualifier la situation en matière de trafic de drogue en France. Deux ans plus tard, le tableau s’est encore assombri. Avec toujours de nouveaux records de saisies de drogue pour la police, et de profits réalisés pour les organisations criminelles. Le Monde a enquêté plusieurs mois durant sur l’emprise du narcotrafic en France, de l’importation à la vente, de la corruption au meurtre, des bancs de la justice aux programmes de désintoxication… Douze grands formats, à paraître d’ici au 11 mai et à retrouver dans ces colonnes et sur Lemonde.fr. (Cet article est l’épisode 4 de la série Overdose.)
Dans la même série « Overdose » :
Edito « Overdose » : Trafic de drogues : un dérèglement de nos sociétés, une menace pour nos démocraties
Episode 1 : Arnaques covid et cocaïne : la chute du « cartel du sucre »
Episode 5 : Narcotrafic : l’affaire de fuites qui ébranle la PJ de la Seine-Saint-Denis