« Le Monde » plonge dans les arcanes du trafic de stupéfiants et de ses ramifications dans l’Hexagone. Premier volet : retour sur le démantèlement d’un réseau franco-colombien follement ingénieux, qui a mis au point un procédé révolutionnaire d’importation de drogue en Europe
Cela pourrait être une fable sur les dangers de la cupidité, que l’on se partagerait entre malfrats. Une histoire où l’appât du gain des arnaqueurs de la Côte d’Azur a déstabilisé un redoutable cartel colombien. Un feuilleton où l’un des systèmes d’importation de cocaïne les plus ingénieux au monde s’est effondré à cause d’une médiocre fraude aux aides du Covid-19.
L’enquête s’est étalée sur onze mois. Dirigée d’abord par les douanes françaises contre un conglomérat de sociétés-écrans, elle s’est mêlée peu à peu à une autre investigation, menée en Colombie contre un réseau décidé à faire entrer de la cocaïne en France. Cette coopération internationale, d’une ampleur inédite, a mis au jour une filière d’acheminement qui, si elle emprunte la voie maritime traditionnelle, atteint un niveau de sophistication jamais vu jusqu’à présent. La cocaïne, manipulée chimiquement en Colombie, est quasi indétectable et les commanditaires français sont ultra-prudents. Ce réseau aurait pu rester sous les radars pendant de longues années, sans une regrettable bévue…
Pour en décrypter les arcanes, Le Monde a eu accès, grâce au consortium Organized Crime and Corruption Reporting Project, aux « NarcoFiles », des centaines de documents internes des polices colombienne et française, recoupés avec de nombreuses informations disponibles en sources ouvertes. Les identités des protagonistes ont été modifiées. Leur procès n’ayant pas encore eu lieu, ils sont présumés innocents.
L’élément déclencheur de cette affaire n’a rien de très romanesque. Il s’agit d’un simple virement bancaire émis par la direction des finances publiques de Créteil au profit d’une entreprise d’informatique. En ce printemps 2020, l’épidémie de Covid-19 fait rage ; en France, les aides au chômage partiel sont distribuées en urgence aux sociétés en difficulté. Parmi elles, We Distribe – la raison sociale a été modifiée –, qui revendique quarante-deux salariés. On peut imaginer le soulagement de son dirigeant, un certain Christian S., à la réception d’une telle manne (124 066,45 euros).
Sauf que cette société n’est pas ce qu’elle prétend être. Vérification faite, elle n’a versé aucune cotisation aux caisses de retraite ni à l’Urssaf. Elle n’emploie en réalité pas le moindre salarié, et n’a aucune activité en ligne. Christian S. existe bien, lui. Mais cet homme, qui gère une affaire de voitures de transport avec chauffeur dans le sud-est de la France, a vraisemblablement été victime d’une usurpation d’identité. Les faussaires ont emprunté son nom, la date et le lieu de sa naissance. Ils ont fait établir une fausse pièce d’identité avec une nouvelle signature et un nouveau visage.
Pour les agents du service d’enquêtes judiciaires des finances (SEJF), We Distribe a tout du faux nez. L’activité du compte bancaire de l’entreprise tranche avec son apparence de coquille vide : les mouvements de fonds vers des sociétés de logistique sont incessants, tout comme les versements vers des réseaux privés virtuels ou des solutions de téléphonie.
Le numéro de téléphone de l’entreprise n’est pas rattaché à une carte SIM, mais à un serveur en ligne : impossible, donc, de retrouver son véritable propriétaire. Les personnes derrière We Distribe effacent toutes leurs traces. Une prudence qui aiguise la curiosité des enquêteurs, à l’affût. Quand, soudain, un coup de fil, puis deux. Un numéro, cette fois bien connecté à une ligne physique, appelle celui de We Distribe. Les officiers des douanes judiciaires l’identifient immédiatement : il appartient à Mourad D., blanchisseur d’argent bien connu de leurs services.
L’homme qui vient de baisser ainsi la garde a dissipé l’écran de fumée protégeant son organisation. Drôle de « concierge », comme il se définit lui-même, que ce Mourad D., Franco-Algérien de 44 ans, qui mène grand train à Dubaï. Il sort, ripaille, poste en ligne des commentaires élogieux sur ses cafés et restaurants favoris, sans se soucier d’être géolocalisable. Il a l’habitude de travailler à distance, téléphone en main, fort de son carnet d’adresses et de sa débrouillardise.
Si les enquêteurs des douanes judiciaires le connaissent, c’est qu’il a déjà été condamné dans la célèbre arnaque à la taxe carbone, dans le volet marseillais du dossier, le plus important : plus de 300 millions d’euros de TVA subtilisés à l’Etat français sur le marché des droits à polluer, à la fin des années 2000. En 2016, les enquêteurs du service national de douane judiciaire (SNDJ, aujourd’hui service d’enquêtes judiciaires des finances, SEJF) écrivaient dans un rapport : « Via son compte suisse, Mourad D. agit comme un pur prestataire de service blanchissant l’argent d’infractions. »
Troublant pedigree
En bon facilitateur d’affaires, l’homme est connu pour frayer aussi bien avec les blanchisseurs d’argent de la communauté chinoise qu’avec les escrocs franco-israéliens ou avec des narcotrafiquants français d’envergure établis à Dubaï, tel Tarik K., alias Bison, que la justice soupçonne d’être derrière l’importation de plus de 3 tonnes de cocaïne saisies à Fos-sur-Mer (Bouches-du-Rhône) en février 2020. Mourad D. dispose aussi de comptes bancaires hébergés en Europe de l’Est et a accès à des opportunités d’affaires à Dubaï. Il faut dire que l’émirat est une destination de choix pour profiter de services financiers à la carte sans trop risquer d’être livré aux autorités judiciaires françaises en cas de pépin. Mourad D. se sent d’autant plus intouchable qu’il peut compter, en France, sur un lieutenant fidèle et travailleur : Nabil S. Ce trentenaire basé à Cannes (Alpes-Maritimes) gère tout l’administratif : logistique, douanes et échanges d’e-mails avec des exportateurs.
Nabil S. répond toujours aux ordres de son patron sans rechigner, comme lorsqu’il lui signale qu’il y a « un coup à faire » avec les aides du Covid. Le jeune homme n’hésite pas à risquer sa vie pour Mourad D., lequel l’a pris sous son aile mais ne le traite pas toujours très bien. Quand les copains disposent de grosses cylindrées, lui, l’employé modèle passionné de mangas, doit se contenter d’une Twingo. « Je me suis vite retrouvé à faire la secrétaire », dira-t-il plus tard au juge.
La fraude au chômage partiel était un moyen, pour Mourad D., de faire de la trésorerie, de faire entrer de l’argent en cette période où la pandémie ralentit le commerce international autant que les affaires illicites. Le risque paraissait maîtrisé, noyé dans la masse des demandes légitimes des entreprises menacées de banqueroute.
Pareille opération est un travail d’équipe. Un autre homme complète donc le trio : Sébastien R., ex-camarade de prison de Mourad D., mis en cause dans des affaires de trafic de stupéfiants avant de se reconvertir dans les fausses facturations, le décaissement, ou encore la fourniture de mules financières (des petites mains payées pour transporter de l’argent). Autour de lui, des copains de confiance ayant déjà baigné dans les trafics partagent ses habitudes de flambeur. Dans ce petit groupe, l’argent n’est guère thésaurisé. Entre deux séances de musculation, on roule plein pot sur de puissants scooters. La nuit venue, on s’installe dans les carrés VIP des boîtes de nuit, parfois en compagnie d’escort girls.
Sur leurs boucles WhatsApp, les échanges mettent en scène des photos d’armes à feu – l’une d’entre elles, mise entre les mains d’un bébé –, des alignements de billets de banque, des voitures de luxe bien astiquées… Tout l’attirail et les clichés des gangsters du grand écran. Mais la surveillance des activités de ces faussaires révèle une information beaucoup plus sérieuse : We Distribe n’est qu’une des nombreuses sociétés-écrans d’un véritable conglomérat, créé par ce groupe au troublant pedigree.
Selon la Juridiction nationale chargée de la lutte contre la criminalité organisée, Mourad D. et ses amis, véritables sous-traitants du crime, vendent un service stratégique à travers leur galaxie d’entreprises : donner au narcotrafic des apparences tout à fait légitimes, évitant ainsi contrôles et saisies. Mais le travail est parfois bâclé. Leurs statuts, disponibles en ligne, montrent des données d’entreprises copiées-collées, de nombreuses usurpations d’identité maladroitement maquillées…
Sébastien R., l’associé de Mourad D., a même laissé sa vraie signature électronique, grossièrement dissimulée sous un aplat blanc, dans les statuts de neuf des sociétés. Les informations issues de ces entreprises françaises font état de conteneurs, de palettes, d’une importation de 9 tonnes de carrelage via la Grèce, de chaises en provenance de Chine, mais aussi de 20 tonnes de seiches congelées venues du Maroc… Pour les enquêteurs, pareilles activités ne peuvent avoir qu’un but. Leur intuition ? Ça sent le « stup »…
Les douaniers ont eu le bon pressentiment. A la même époque, à l’autre bout de la France, à Marolles, un hameau de l’Oise, Hicham B. se fait livrer un colis très attendu. L’homme, déjà connu de la justice pour des affaires de stupéfiants, est un habitué de l’entrelacs de sociétés bidons de Mourad D. Il ne va pas tarder à apparaître sur les radars des douaniers. Pour l’heure, il est sur un gros coup. Le paquet, en provenance de Colombie, contient deux pains de sucre de 10 kilos. Du sucre dans lequel a été chimiquement imprégnée de la cocaïne extra-pure. Un procédé révolutionnaire.
Hicham B. est un habitué des voyages en Colombie depuis une dizaine d’années. Cette destination, bien moins dangereuse qu’autrefois, est devenue un passage obligé pour les ambitieux décidés à peser dans le trafic de cocaïne. Ils y voient le moyen d’assurer des liaisons fiables et régulières en se mettant en cheville avec des groupes locaux qui ont essaimé après le démantèlement des principaux cartels, de Cali et de Medellin. L’envoi du colis est un premier test, pour vérifier que la combine imaginée avec les partenaires colombiens fonctionne bien. Hicham B. a d’ailleurs brouillé les pistes, faisant livrer le sucre chez un intermédiaire, Kamel, qui en consommera avec sa mère, sans savoir ce qu’il contient réellement. L’examen est réussi. L’axe Colombie-France est ouvert. Il est temps de voir plus grand.
Si le réseau criminel a établi sa liaison transatlantique, les enquêteurs s’apprêtent à faire de même. En septembre 2021, les douaniers français s’intéressent à un virement suspect d’une des sociétés de Mourad D., concernant un chargement en Colombie à destination du Havre (Seine-Maritime). En prenant contact avec leurs homologues sur place, ils découvrent que 602 kilos de cocaïne ont été saisis, le même jour, dans le conteneur en question.
Laboratoire clandestin
Pour la première fois, les investigations menées simultanément dans les deux pays viennent de se croiser. Avec le réseau de Mourad D., les douaniers avaient l’arme du crime. Avec les informations venues de Colombie, ils ont désormais le mobile : l’importation à grande échelle de cocaïne en Europe.
Le mouvement bancaire qui leur a mis la puce à l’oreille, adressé à l’un des leaders mondiaux du transport international, renvoie à une société d’import-export baptisée Unité Matériaux – la raison sociale a été modifiée. Une entreprise réelle, à première vue, mais dont le nom figure aussi dans la liste des sociétés à disposition des arnaqueurs, qui sont parvenus à la « dupliquer » pour servir leurs opérations de trafics illicites sous le couvert du commerce international.
Après avoir récupéré l’organigramme et les coordonnées de la société légale, les membres du réseau de Mourad D. ont copié les signatures et créé une forme de « doublette » d’Unité Matériaux. Ils gardent pour façade cette entreprise habituée à importer du sable, mais, pour négocier les importations de cocaïne, ils opèrent avec d’autres e-mails et numéros de téléphone. Jusqu’à, parfois, se mélanger les pinceaux en se trompant de destinataires, entre les interlocuteurs criminels et les employés de bureau de l’entreprise « squattée » à son insu…
L’interception de la marchandise en Colombie n’est qu’un contretemps, croient les criminels. Le réseau a d’autres commandes en cours et n’a pas l’intention d’arrêter ses activités. Ses membres ignorent que, désormais, les noms de l’ensemble des sociétés suspectes ont été transmis à tous les services de douanes de France. Europol est également sur le qui-vive, via la plate-forme sécurisée Siena, qui permet de déclencher un « hit » (« alerte ») lorsque est repérée l’une des entreprises criminelles. La moindre cargaison suspecte est attendue. Pour les enquêteurs, ce n’est plus qu’une question de patience.
Le 3 janvier 2022, les douaniers décrochent le gros lot. Une des entreprises du réseau de Mourad D. a commandé des sacs de sucre à son partenaire colombien, Construcciones del Pacifico. Il s’agit de panela, un sirop de canne chauffé, puis refroidi et cassé, au goût biscuité, très apprécié en Colombie. Mais ce chargement a été « amélioré ». De la cocaïne a été injectée dans la panela au moment du chauffage, ce qui doit lui permettre d’être indétectable. Une fois arrivée à destination, le sirop est chauffé dans un laboratoire clandestin et imprégné de solvants, pour qu’en soit extrait la cocaïne. L’investissement des Français est estimé à 1 million d’euros environ, pour 800 kilos de cocaïne, répartie dans 800 sacs de 25 kilos de sucre. Le prix de vente au gramme de la drogue, après la retransformation chimique de la panela en Europe, sera multiplié par plus de 30.
Les autorités sud-américaines et européennes travaillent désormais main dans la main sur le dossier. Grâce aux informations françaises, les fournisseurs sud-américains sont identifiés et mis sur écoute. Les enregistrements révèlent l’implication d’un vaste groupe, sur lequel la police colombienne enquêtait déjà depuis des années : le cartel de la Cordillera. L’un de ses cadres, Adalberto Patiño Pareja, 64 ans, est l’organisateur présumé des exportations. Ce « narco » chevronné est au contact à la fois du produit et des cartels mexicains. En 2012, il avait été arrêté avec le leader du cartel du Golfe, une organisation criminelle mexicaine basée près de la frontière avec le Texas.
Parmi ses hommes de confiance figurent un ancien policier corrompu, mais aussi deux frères : Didier et Leonardo A.-S., les chimistes du groupe, à l’origine de cette nouvelle méthode de dissimulation de la cocaïne dans la panela. Ils s’y affairent dans un entrepôt proche de Cali, avant que le conteneur parte pour le port voisin de Buenaventura, puis rejoigne celui de Carthagène, en Colombie, le 28 janvier 2022, quai de chargement no 12. Le Valparaiso Express lève l’ancre un mois plus tard, direction l’Europe. Il transporte un conteneur blanc, siglé Hapag-Lloyd, numéro HLBU 9429449. Une boîte standardisée parmi des dizaines de milliers d’autres dans la zone portuaire du Havre. Après plus de deux mois de voyage, et un transit par Hambourg, dans le nord de l’Allemagne, la cargaison de « sucre » est prise en charge par les trafiquants français, le 14 avril 2022.
La mission n’est pas encore accomplie pour autant. La drogue, mélangée à la panela, doit être extraite par un expert. C’est pourquoi Leonardo A.-S., le chimiste, se rend dans les environs de Barcelone pour mettre en place un laboratoire clandestin… Il n’est pas le seul membre du cartel de la Cordillera à faire le voyage en Europe. Afin de sécuriser ce nouveau canal d’exportation et d’assurer le service après-vente, trois autres complices l’accompagnent, dont Adalberto Patiño Pareja en personne. Manifestement très pieux, ils allument régulièrement des cierges « pour que tout se passe bien ».
Le millefeuille des trafiquants
En attendant de procéder à la séparation chimique de la cocaïne, il faut trouver des entrepôts discrets et sécurisés, hors de la zone franche du Havre. Les Français comme les Colombiens l’ignorent, mais ils sont alors sous la surveillance des polices internationales.
Après un premier trajet sur un semi-remorque, le conteneur fait une pause dans une zone industrielle de Marly-la-Ville (Val-d’Oise), le 25 avril 2022. Mais, une fois arrivé, le transpalette choisi par les trafiquants pour vider leur camion n’est visiblement pas assez puissant : il manque de ployer sous le chargement de sucre. Surtout, ne pas faire d’esclandre… Le camion se dirige vers les entrepôts des Transports Castro – la raison sociale a été modifiée –, à Thiais (Val-de-Marne). Un drone de la police française se rapproche. Il filme ce repaire glauque de l’économie souterraine où se mêlent épaves de véhicules et monticules de déchets. Près d’une centaine d’hommes sont prêts à intervenir.
Le 5 mai 2022, à 14 h 23, Hicham B., l’homme qui a réceptionné l’envoi test, est interpellé à proximité du conteneur HLBU 9429449, en compagnie de son frère. A 14 h 30, Nabil S., le fidèle lieutenant de Mourad D., est arrêté à Cannes. Au même instant, à Barcelone, les agents de l’Udyco, la police antidrogue espagnole, menottent les Colombiens venus en Europe. A 14 h 58, une unité spéciale de la police émiratie se déploie autour d’une villa d’un quartier cossu de Dubaï, devant laquelle sont entreposés des trottinettes et des jouets d’enfants. Les chiens jappent, les hommes -cagoulés, équipés d’armes de guerre, maîtrisent Mourad D., vêtu d’un tee-shirt au motif camouflage gris et noir. Au total, en comptant le « concierge » réfugié aux Emirats arabes unis, quinze personnes sont interpellées.
Des extraits du sucre à la cocaïne saisis sont transmis à plusieurs laboratoires pour être expertisés. La concentration de produit stupéfiant, infusé de façon hétérogène, varie selon les échantillons. Au total, environ 800 kilos de drogue pure seraient dissimulés dans les sacs de panela, selon une concentration variant entre 5 % et 15 %. Les perquisitions du QG cannois des arnaqueurs ravissent les enquêteurs : dans les poubelles se trouvent toutes les références de leurs sociétés, dont celles qui font transiter la « coke », les téléphones fourmillent de discussions d’affaires, les disques durs des ordinateurs regorgent de projets.
Ces éléments semblent confirmer l’hypothèse d’une internationale du crime où les Français jouent le rôle de logisticiens. C’est un modèle reproductible, dont le millefeuille de sociétés masquerait de vertigineux trafics. Une sorte de « dropshipping » (système de vente directe où le commerçant n’entre jamais en contact avec la marchandise) de la drogue, sans que soit tiré le moindre coup de feu ni versée la moindre goutte de sang.
Dans les boucles de discussion WhatsApp, les complices évoquent les voyages en Colombie d’Hicham B. Ils parlent aussi de devis d’exportation de machines jusqu’à l’Australie, de moteurs de bateau, de bananes, d’ananas, de cacao, de terreau, et évaluent encore l’idée d’importer de la République dominicaine des peaux de bovins imprégnées de cocaïne…
La pêche miraculeuse n’est pas finie. Les protagonistes de l’affaire sont tous en détention provisoire, en novembre 2022, quand une alerte venue d’Allemagne est diffusée par Europol. Une nouvelle entreprise liée au groupe de trafiquants a été repérée. La marchandise, cette fois, est une presse hydraulique de 20 tonnes, importée du Mexique et entreposée dans la région de Stuttgart. Lorsque les experts de la police allemande l’examinent, un agent repère, au niveau de l’énorme cylindre du cœur de la machine, une microsoudure superflue.
A l’intérieur du tube d’acier sont dissimulés 200 kilos de méthamphétamine sous forme de pains de cristaux compressés. La police allemande, qui suivait cette affaire grâce aux interceptions du logiciel de communication Sky ECC, interpelle un petit groupe de trafiquants locaux, originaires d’Irak pour la plupart. Les premières investigations montrent que la cargaison vient de Veracruz, au Mexique, berceau de certains des cartels de la drogue les plus puissants.
En remontant la piste de l’importateur de cette presse hydraulique truffée de « meth », les enquêteurs repèrent, à l’été 2023, une autre machine suspecte sur le sol européen. Cette boîte de vitesses pour bateau a échoué dans une zone d’entreposage interlope tenu par un ferrailleur, dans les environs de Rotterdam. Le service d’information et d’enquête fiscale hollandais inspecte la machine, mais son scanner n’indique rien. Cette fois, aucune soudure suspecte : tout a été construit d’un bloc. Les enquêteurs décident malgré tout d’ouvrir l’engin au moyen d’une meuleuse.
Le résultat semble être une copie de la découverte allemande : plus de 200 kilos de méthamphétamine sont encastrés dans la machine. L’absence de soudure signifie que les trafiquants avaient accès à des techniques de l’industrie lourde pour intégrer la drogue dans cette sorte de « sarcophage », dès sa conception. Les premiers éléments de l’enquête indiquent que cette encombrante livraison était à destination de l’Australie, l’un des pays où le tarif des drogues dures est le plus élevé au monde.
« L’équipe a été très efficace »
Tandis que le volet français de l’enquête est bouclé, un homme profite encore des délices de la vie dubaïote, disséminant sur Internet des avis géolocalisés sur ses sorties. Il complimente l’ambiance « géniale » et le serveur « parfait » d’un bar (février 2023), ou la cuisine d’un café du centre commercial Dubai Hills (février 2024). Quant au service de création d’entreprise Forward Office – la raison sociale a été modifiée –, c’est une vraie trouvaille : « L’équipe a été très efficace, ils ont (…) créé tous les documents (…) dont nous avions besoin dans les plus brefs délais. »
Pour Mourad D., le « blitz » mené chez lui par la police de Dubaï en mai 2022 ne fut en effet qu’un accident de parcours. Quarante jours après cette interpellation spectaculaire, le logisticien a été remis en liberté, à la suite du refus de l’émirat de répondre favorablement à la demande d’extradition de la France. De son refuge, toujours connecté, il poursuit ses activités de travailleur nomade, pendant qu’en France tous les autres mis en cause, à l’exception d’un Colombien remis en liberté, sont en détention provisoire. Devant le magistrat instructeur, tous ont contesté travailler pour un réseau d’importation de stupéfiants. Adalberto Patiño Pareja a assuré, par exemple, être venu en Europe pour demander l’asile politique, quand Nabil S. a juré n’avoir « jamais été trafiquant de drogue ».
En septembre 2023, une nouvelle vague d’arrestations porte un dernier coup au réseau transatlantique des trafiquants de sucre à la cocaïne. Les enquêteurs français, appuyés par la Drug Enforcement Administration américaine et la 5e division de l’armée colombienne, mettent la main sur les complices sud-américains ayant participé à l’empaquetage du sucre et travaillant dans les sociétés-écrans côté exportateur… Les interrogatoires menés sur place confirment les informations glanées en Europe.
Ces onze individus, parmi lesquels figurent les deux gérants de la société exportatrice de sucre, doivent être extradés aux Etats-Unis. De leur prison hexagonale, les « narcos » colombiens s’en remettent à « la divine providence qui va bientôt [les] réunir en famille » et maudissent probablement ces Français, incapables de résister à un « coup », une banale escroquerie aux aides du Covid-19 à laquelle ils doivent l’anéantissement de leur filière et la perte de leur liberté.
Le projet « Overdose »
« L’infiltration de nos sociétés par les réseaux criminels dépasse toutes les fictions. » Ainsi s’exprimait, en 2022, la procureure de Paris, Laure Beccuau, pour qualifier la situation en matière de trafic de drogue en France. Deux ans plus tard, le tableau s’est encore assombri. Avec toujours de nouveaux records de saisies de drogue pour la police, et de profits réalisés pour les organisations criminelles. Le Monde a enquêté plusieurs mois durant sur l’emprise du narcotrafic en France, de l’importation à la vente, de la corruption au meurtre, des bancs de la justice aux programmes de désintoxication… Douze grands formats, à paraître d’ici au 11 mai, à retrouver dans ces colonnes et sur Lemonde.fr. (cet article est le premier épisode de la série Overdose.)
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