Jeudi 20 mai 2021
Paul Ricaud
En recourant à une rhétorique droitière à la visée électoraliste, l’exécutif semble oublier que sa « guerre contre la drogue » n’est ni nouvelle ni efficace. Au contraire, elle semble causer plus d’effets délétères que la consommation elle-même.
Éric Masson avait 36 ans. Policier depuis quatorze ans, c’est lors d’une opération « antistups » que ce brigadier, père de deux enfants, a été tué à Avignon, le 5 mai. À un an de l’élection présidentielle, le drame représente une aubaine pour la ligne sécuritaire du gouvernement, renforcée depuis des mois et promouvant le durcissement de « la guerre contre la drogue ». Le terme n’est plus tabou pour le ministre de l’Intérieur. Gérald Darmanin assume un discours martial contre « cette merde qu’est la drogue », reprenant un slogan et une politique éculés depuis des décennies. Sur le terrain, associations, professionnels et observateurs s’accordent à dire que cette rhétorique guerrière n’a eu d’effet ni sur la prévalence de la consommation de drogue, ni sur l’ampleur des trafics. « Clairement, ce policier mort est une victime de la guerre contre la drogue », tranche Yann Bisiou, juriste et expert en matière de lutte contre les drogues auprès d’instances nationales et internationales. « On met les policiers dans des situations impossibles, ajoute-t-il. Depuis cinquante ans, une loi est votée tous les six mois au Parlement pour renforcer la répression mais elle ne donne aucun résultat. La consommation a explosé, la prévalence est massive et on n’a pas réussi à faire de prévention sérieuse. »
Dès l’instauration des premières politiques publiques en la matière, la France conçoit la consommation de drogue comme un problème sécuritaire et sanitaire. La loi du 31 décembre 1970 fixe le cadre. Elle considère le consommateur à la fois comme un délinquant, condamnable à un an d’emprisonnement, et un malade que le système de soin peut suivre et prendre en charge. « Elle fait suite à Mai 68 et à la guerre contre la drogue déclarée par Nixon aux États-Unis », décrypte le sociologue Michel Kokoreff, pour qui cette pénalisation des usagers s’inscrit dans un contexte de « panique morale » et une « stratégie de disqualification de la jeunesse, en partie contestataire », sous la présidence Pompidou. Depuis sa proclamation, le texte a plus servi à punir les simples consommateurs (80 % des infractions) qu’à proposer un accompagnement médico-social. Dans sa dernière étude, l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT) note que les sanctions pénales se sont multipliées, quand les mesures à caractère sanitaire ne représentent plus que 7 % des alternatives prescrites.
En France, 4 000 points de deal ont été recensés par les autorités
Si la France est le pays avec la politique la plus répressive d’Europe en la matière, le nombre de consommateurs y est aussi parmi les plus élevés : 45 % des 18-64 ans ont déjà essayé le cannabis, selon Santé publique France, et 11 % en ont consommé dans l’année – presque trois fois plus qu’en 1992 -, selon l’OFDT. Devant ce constat d’échec, certains choisissent de prendre le contre-pied de cette politique aussi nocive qu’inefficace. « C’est l’interdit qui crée la fraude, rappelle Yann Bisiou. Le système prohibitionniste crée un marché capitaliste ultradérégulé. Ceux qui y travaillent ne sont pas protégés et c’est celui qui réussira à passer entre les mailles du filet qui gagnera le plus d’argent. Plus il y a d’interdits, plus le marché s’adapte et se développe. » Le chercheur a fait le calcul : avec 4 000 points de deal recensés par les autorités, dont un ferme chaque jour comme l’affirme Emmanuel Macron, onze ans seraient nécessaires pour tous les éradiquer du territoire, en supposant qu’aucun ne rouvre ou ne se déplace. Ce vœu pieux s’accompagne de la promesse d’intensifier les opérations de police et les contrôles, autant d’actions qui ne démontrent pas d’efficacité sur la réduction des trafics mais dont les effets néfastes sont connus.
Depuis décembre, l’usage de stupéfiants peut être puni par une amende de 200 euros, dressée directement par les agents. Son instauration a permis à Yann Bisiou d’effectuer un autre calcul sur l’efficacité des sanctions. « Au rythme actuel, on peut estimer qu’on atteint 200 000 amendes par an. Cela reste très marginal ! Si on considère qu’il y a 900 000 usagers quotidiens, on verbalise un joint sur 1 650. Cela n’a aucun effet, ni pédagogique, ni dissuasif », affirme le professeur de droit. D’autant plus que ces sanctions, tout comme les contrôles, ne touchent pas tous les citoyens de la même manière. « La poursuite des usages de drogue est aussi un outil de répression et de contrôle, en particulier de la jeunesse populaire et racisée. Les usages des classes moyenne et supérieure sont beaucoup moins réprimés », affirme Michel Kokoreff, auteur de la Catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne. S’il ne minore pas l’insécurité que créent les trafics dans les milieux populaires qu’ils touchent, le sociologue considère que la réponse répressive à ce problème ne le règle pas.
Pour l’exécutif en campagne, pourtant, pas question de changer d’approche. « On se roule un joint dans son salon et à la fin on alimente la plus importante des sources d’insécurité », accusait ainsi Emmanuel Macron dans un entretien au Figaro en avril. « Derrière la guerre contre la drogue, il y a une guerre aux drogués assumée, réagit Nathalie Latour, déléguée générale de la Fédération addiction. On fait porter ce poids sur les épaules d’individus, alors que la drogue est un problème bien plus global. Il nécessite des réponses bien plus ambitieuses et fermes, en matière de sécurité mais aussi de santé, d’éducation, de justice, etc. »
« Plutôt que d’être punie, notre jeunesse mérite d’être protégée »
Pour le réseau de professionnels de la prise en charge des addictions qu’elle représente, une réponse adaptée commencerait par des mesures de soutien aux usagers plutôt qu’une condamnation morale. « Il est clair que la sanction pénale ne permet pas de s’engager dans des démarches d’accompagnement et retarde l’accès aux soins. Plutôt que d’être punie, notre jeunesse mérite d’être protégée par les adultes que nous sommes », estime-t-elle. Pour la Fédération addiction, comme pour d’autres organisations, la régulation du marché du cannabis apparaît comme une sortie de l’impasse sécuritaire et une approche intéressante pour régler le problème, tant du point de vue de la sécurité que de la santé publique.
La question de la légalisation de la drogue illicite la plus répandue de France n’est plus l’apanage des militants pro- et anti-cannabis. « La proposition part du constat que cela fait cinquante ans que la drogue n’a jamais été aussi répandue, qu’elle génère de l’insécurité et qu’elle tue des petites mains du trafic, des habitants et des policiers », explique le député Éric Coquerel (FI). Élu dans une circonscription marquée par les ravages du trafic, à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), il a rédigé une proposition de loi après la mort de deux jeunes dans une fusillade en septembre 2020. En proposant, dès le 25 mai, de légaliser et de réguler la vente de cannabis, elle cherchera à poser de nouveaux termes dans le débat.
Au début du mois déjà, le rapport d’une mission parlementaire, porté par des députés de l’opposition mais aussi de la majorité, entrouvrait la porte à une possible légalisation. Elle a aussitôt été refermée par l’exécutif, Gérald Darmanin qualifiant l’idée d’un « drôle de raisonnement ». Pour Éric Coquerel, soulever la question permettrait de faire un premier pas vers la dépénalisation de l’usage des autres produits, à laquelle il est personnellement favorable. « Les esprits ne sont pas mûrs, mais on voudrait qu’un travail sérieux soit fait là-dessus », ajoute-t-il. L’horizon semble bien éloigné, tant Emmanuel Macron se borne à la même vision prohibitionniste et conservatrice que ses prédécesseurs. Le président avait annoncé « un grand débat national sur la consommation de drogue », il y a un mois. Il semble avoir trouvé les réponses à ses questions.
Source : Lhumanité.fr