Trois semaines après le lancement par Emmanuel Macron des opérations «Place nette XXL» et des descentes de police très médiatisées, les ministres de la Justice et de l’Intérieur sont auditionnés devant une commission d’enquête pour répondre aux critiques ciblant cette campagne de com controversée.
A Marseille, le 19 mars lors de la visite surprise d’Emmanuel Macron à la Castellane, et vendredi au même endroit. (Patrick Gherdoussi/Divergence pour Libération)
par Ismaël Halissat, Emmanuel Fansten et Stéphanie Harounyan, correspondante à Marseille
publié le 8 avril 2024 à 20h29
Des policiers endimanchés et une grappe de journalistes patientent sagement dans la cour du commissariat de la division nord de Marseille. Ce mardi 19 mars en fin de matinée, les ministres de la Justice et de l’Intérieur sont attendus d’un instant à l’autre pour une remise de médaille et quelques félicitations à la suite de l’importante descente policière menée la veille dans la cité de la Castellane, à quelques minutes en voiture de là. Le changement de programme a surpris jusqu’aux huiles de la préfecture : le rendez-vous est annulé car le président de la République vient d’atterrir à Marignane. Tout le monde se rejoint finalement à la Castellane pour une tournée de terrain. Deux heures de bain de foule plus tard, Emmanuel Macron détaille lui-même le lancement des opérations «Place nette XXL», éclipsant ses ministres.
La présence du chef de l’Etat ce jour-là est à la hauteur de l’enjeu politique de ces opérations pour le gouvernement, soucieux de mettre en scène son efficacité dans la lutte antidrogue, au cœur d’une ville où 49 personnes sont mortes l’an dernier dans le cadre de violences en lien avec le trafic. Dans le sillage de la démonstration de force marseillaise qui a mobilisé pendant plusieurs jours près de 900 policiers dans le département, les descentes se sont multipliées partout sur le territoire, de Lille à Perpignan, de Toulouse à Saint-Ouen. Avec à chaque fois des bilans chiffrés des saisies et interpellations, aussi insignifiants soient-ils au regard de leurs suites judiciaires et des quantités de drogue en circulation. Une com plus ou moins bien huilée qui a déjà connu un joli fiasco à Strasbourg, où Gérald Darmanin a annoncé par erreur une opération sur X (ex-Twitter) la veille de son lancement effectif sur le terrain, au grand dam des policiers.
Une bévue sur laquelle a sauté LFI pour demander une commission d’enquête parlementaire sur l’efficacité réelle de ces opérations, dont le ramdam médiatique intervient à seulement trois mois de l’élection européenne. Si Gérald Darmanin est parvenu à imposer un sigle choc pour nommer ces interventions policières, leur efficacité réelle dans la lutte contre le trafic et la consommation de drogue est plus douteuse. Le ministre, qui doit être entendu mercredi 10 avril par la commission d’enquête sénatoriale sur le narcotrafic, après l’audition, ce mardi, d’Eric Dupond-Moretti, aura probablement l’occasion de répondre aux critiques suscitées par de telles opérations.
«Il y a tromperie sur la marchandise»
Baptisées «antistups» ou «coup de poing» par le passé, celles-ci consistent à organiser d’importantes vagues de contrôle, principalement en dehors de toute enquête judiciaire. Les policiers qui réalisent ces missions travaillent en sécurité publique, et appartiennent à des unités comme les brigades anticriminalité ou des compagnies d’intervention. Pour l’essentiel, ces opérations consistent pour les agents à se rendre en nombre dans les quartiers identifiés comme lieu d’importants trafics de stupéfiants, de contrôler les personnes qui s’y trouvent, en interpeller certaines et tenter de découvrir à cette occasion des sommes d’argent et des stupéfiants : soit du flagrant délit. Les policiers de terrain, eux, ne boudent pas leur plaisir.
«Ce qui change vraiment cette fois, c’est l’appui de la justice, avec des officiers de police judiciaire qui sortent de leurs bureaux et qui sont tout le temps avec nous lors des opérations, nous permettent d’ouvrir des portes, se réjouit un agent officiant dans les quartiers nord marseillais. On ne résout pas le problème, mais avec ces moyens, on le résorbe au maximum. Ça nous fait du bien, notre travail prend du sens.»
Une utilité pourtant loin de faire l’unanimité. Les opérations Place nette sont en effet aux antipodes de la logique des procédures judiciaires complexes, où les enquêteurs observent, écoutent, filent, analysent pendant des semaines, voire des mois, avant de déclencher des interpellations. «Dans l’action contre le trafic de stupéfiant, vous avez des enquêtes où on tape très très haut dans l’organisation, et ensuite, on redescend pour savoir comment l’entreprise est organisée, décortique le sénateur LR Etienne Blanc, actuel rapporteur de la commission d’enquête parlementaire sur l’impact du narcotrafic en France. Et puis vous avez les opérations Place nette qui partent du bas, et tentent de remonter vers le haut, mais ce n’est pas le meilleur outil pour ça.» Le secrétaire adjoint de l’Union syndicale des magistrats, vice-procureur du tribunal judiciaire de Melun, Aurélien Martini, abonde : «Quand on dit que c’est pour démanteler les réseaux, il y a tromperie sur la marchandise, c’est de la sécurité publique qui sert pour partie une stratégie de communication gouvernementale.» Le Syndicat de la magistrature raille quant à lui une «opération pichenette». Un mélange des genres qui agace en haut lieu. «Les parquets sont sommés de blanchir judiciairement des opérations coup de poing», s’énerve un procureur général.
Ces opérations ont effectivement un avantage : elles sont de parfaits outils de propagande pour l’exécutif. Dans le télégramme adressé aux préfets et aux directeurs de la police et de la gendarmerie daté du 2 février, Gérald Darmanin n’en fait pas mystère. Ce document intitulé «Multiplication et intensification des opérations Place nette sur l’ensemble du territoire», en apporte la définition (le suffixe «XXL» n’apparaîtra officiellement que le mois suivant avec la visite de Macron à Marseille). Il s’agit d’une intervention «sur plusieurs jours», avec «des actions de remise en état des lieux», «une présence massive et visible des effectifs […] sur la voie publique» et surtout «une médiatisation coordonnée avec l’autorité judiciaire et les élus afin de valoriser la mobilisation des moyens et les résultats obtenus». Une dépêche signée par le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, adressée aux procureurs et consultée par Libération, prend la roue du ministre de l’Intérieur. «Les procureurs veilleront à assurer […] une communication efficace sur les résultats judiciaires de ces opérations», ordonne le ministre de la Justice.
Mise en péril d’opérations judiciaires d’envergure
Il est pourtant bien difficile de connaître précisément les finalités des interventions menées, et les chiffres communiqués posent plusieurs problèmes. D’abord, il s’agit seulement d’un nombre total d’interpellations, ce qui ne présage en rien de la culpabilité d’une personne. Ensuite, l’intitulé des infractions concernées n’est jamais indiqué. Combien de ces interpellations concernent effectivement du trafic de stupéfiant ? Impossible à savoir. Contacté pour connaître avec plus de précisions les suites des interpellations annoncées par les préfectures partout en France, le ministère de la Justice n’a pas répondu.
Une interrogation d’autant plus légitime face à une comptabilité des autorités policières des plus opaques. «La hiérarchie nous a explicitement dit de tout faire rentrer dans les opérations XXL, confie un policier en poste dans un commissariat parisien. Toute interpellation, pendant les trois semaines que dure l’opération, est renseignée comme ayant été effectuée dans ce cadre, sauf les violences intrafamiliales, même si on est hors du secteur et hors des horaires de l’opération.» Même tambouille à l’autre bout de la France, expose un juge d’instruction de la région Auvergne-Rhône-Alpes : «Plusieurs enquêteurs au commissariat expliquent qu’on leur a demandé dans la perspective des opérations de sortir quatre ou cinq dossiers pour atteindre les objectifs d’interpellations, sans lien avec du stup. Cela pouvait par exemple concerner une affaire d’escroquerie.»
A cette cuisine comptable s’ajoute le risque que font peser ces coups d’éclat sur les investigations réalisées dans le cadre de procédures judiciaires plus lourdes. «Il y a un effet de masse en termes de saisies et d’interpellations, mais c’est totalement éphémère alors que ça absorbe des moyens très importants, déplore un haut magistrat déjà cité. L’utilisation à court terme de la justice nuit à son efficacité à long terme.» Un autre danger a été abordé dans les auditions de la commission d’enquête sur le narcotrafic : la mise en péril d’opérations judiciaires d’envergure du fait de la déstabilisation des réseaux de distribution. Questionnée à ce sujet au début du mois de mars, l’ex-préfète des Bouches-du-Rhône, Frédérique Camilleri, reconnaissait à demi-mot ce problème, en répondant que ces enquêtes sur les gros poissons du trafic de stupéfiants étaient «rarement perturbées» par les opérations des effectifs de sécurité publique comme Place nette. «Les deux peuvent parfois se heurter», dit prudemment le sénateur Etienne Blanc, assurant que des précisions à ce sujet seront apportées dans le rapport parlementaire à venir.
«C’était une véritable séance d’humiliation»
Les opérations Place nette à Marseille ont également été le cadre d’une passe d’armes entre le ministre Eric Dupond-Moretti et les magistrats locaux, qui ont témoigné de la gravité de la situation au Sénat. Une situation symbolique de cette fracture profonde au sein même des institutions. Alors que son collègue de l’Intérieur, Gérald Darmanin, flattait ses troupes, le garde des Sceaux a sèchement recadré plusieurs magistrats marseillais, leur reprochant d’avoir tenu certains propos trop alarmistes devant la commission d’enquête sur le narcotrafic. Face à une trentaine de représentants du siège et du parquet rassemblés au tribunal judiciaire, il s’en est notamment pris à la juge d’instruction Isabelle Couderc, qui s’était inquiétée deux semaines plus tôt du risque de «perdre la guerre contre les trafiquants à Marseille». Le ministre a également tancé le procureur de la ville, Nicolas Bessone, qui avait dénoncé la «mexicanisation» de la criminalité locale et les risques de corruption associés, notamment de policiers et de greffiers. «C’était une véritable séance d’humiliation, relate une magistrate présente à la réunion. Le ministre est venu fesser publiquement des personnes à qui il reprochait un positionnement qui ne lui plaisait pas. Personne ne s’attendait à un tel niveau de violence.»
L’épisode a été jugé suffisamment grave pour que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) demande à entendre ce mardi quatre des plus hauts magistrats marseillais, afin de clarifier la teneur des critiques formulées par le garde des Sceaux à Marseille. Des propos d’autant plus surprenants que le ministre avait déjà saisi pour avis l’organe garant de l’indépendance de la justice, qui a rappelé avec force en décembre l’importance de la liberté d’expression des magistrats. Si l’affaire apparaît cette fois aussi embarrassante, c’est que les magistrats vilipendés par leur ministre se sont exprimés sous serment devant la représentation nationale. «C’est une violation grave de la séparation des pouvoirs, estime un membre du CSM. Et les magistrats ne sont pas les seules victimes de cette histoire, le Sénat l’est aussi. C’est catastrophique pour le travail d’une commission d’enquête si des propos sous serment ne sont pas entourés de garanties.» Lors des questions au gouvernement, le président de la commission, Etienne Blanc, a d’ailleurs pris à partie Eric Dupond-Moretti pour dénoncer une possible «subornation de témoins». «J’assume ces propos, j’ai pesé mes mots», insiste-t-il auprès de Libération. «Heureusement que ce n’est pas intervenu plus tôt dans notre démarche car les magistrats seraient restés silencieux, c’est assez grave», complète son homologue PS, Jérôme Durain, président de la commission d’enquête. De quoi augurer d’une audition houleuse du garde des Sceaux.
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