Pour Michel Gandilhon, expert associé auprès du département sécurité-défense du Conservatoire national des arts et métiers, la flambée de violence liée au trafic à Marseille est inédite, au point de dicter les conditions de vie de quartiers entiers.
Rafales de kalachnikovs tirées à l’aveugle aux pieds des tours, «guetteurs» à peine sortis de l’adolescence abattus en pleine rue, femmes et enfants fauchés par des balles perdues… Les guerres de territoire qui ensanglantent les quartiers populaires de Marseille, mais aussi de plusieurs villes moyennes, semblent avoir atteint un degré de violence inédit ces dernières semaines. Tant statistiquement – on compte déjà une quarantaine de morts à Marseille, dépassant déjà le précédent record (39 sur toute l’année 2019) – que dans son expression de plus en plus choquante, avec ses tueurs mineurs, ses actes de tortures, ses vendettas insatiables dopées par la surenchère algorithmique des réseaux sociaux.
Au point que la procureure de Marseille, Dominique Laurens, a forgé le néologisme «narchomicide» pour tenter de mettre un mot sur cette nouvelle réalité. Expert associé auprès du département sécurité-défense du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), Michel Gandilhon a publié cette année Drugstore (Editions du Cerf), sur les mécanismes et les effets du trafic de stupéfiants en France. Il partage le constat d’une
situation «gravissime» et «anarchique».
Comment expliquer la flambée de violence actuelle ?
Sous réserve des spécificités de chaque dossier, ces règlements de compte s’inscrivent dans un cadre global, celui de l’explosion du marché des drogues depuis vingt ans. Et notamment la rupture que constitue depuis une dizaine d’années la place grandissante de la cocaïne dans les trafics de cités, liée à l’importation de quantités désormais massives de poudre dans toute l’Europe, et singulièrement en France. En termes de rentabilité, la cocaïne permet de dégager des marges bien plus importantes que le cannabis, ce qui accentue les phénomènes de concurrence et, in fine, de violence.
Existe-t-il une spécificité marseillaise ?
Historiquement, Marseille et le narcotrafic, ça remonte aux années 30, avec la fameuse French Connection qui, dans les années 60, abreuvait les Etats-Unis en héroïne. C’est une cité portuaire, stratégiquement située au cœur des flux commerciaux terrestres et maritimes, longtemps un débouché de l’opium colonial et aujourd’hui fortement connectée au Maghreb, et notamment au Maroc, un des plus gros producteurs mondiaux de résine de cannabis. Ajoutez à cela la forte présence d’une population très jeune et paupérisée et vous obtenez un cocktail explosif.
En quel sens ?
La vague actuelle de règlements de comptes est probablement sans précédent. Il y avait déjà eu beaucoup de morts dans les années 1985 et 1986, au moment de la guerre de succession ouverte par la mort du «parrain» marseillais Gaëtan Zampa, mais c’était à l’échelle de tout le département, pas seulement de la ville. Surtout, la différence majeure avec les affaires du milieu corso-marseillais qui se flinguait allègrement, c’est que ces truands ne contrôlaient pas des quartiers entiers. Le trafic était somme toute une activité secondaire dans leurs activités illégales. Aujourd’hui, ce qui se joue est né, semble-t-il, de la cité de la Paternelle à Marseille [14e arrondissement, ndlr] avec un cycle de vengeances et de représailles entre deux clans, les DZ Mafia et Yoda.
C’est quelque chose que Marseille a déjà connu, notamment dans les années 2010, avec une vingtaine de morts dus à un cycle de vendettas opposant deux familles de la cité Font-Vert [14e arrondissement]. Sauf que là, l’intensité du phénomène est inédite. A présent, le trafic dicte les conditions de vie de dizaines de milliers de personnes qui habitent dans ces immeubles, dans ces «territoires». Dans le passé, les tueries se limitaient au milieu, avec très peu de victimes collatérales. C’est la grande rupture entre hier et aujourd’hui. Ces guerres «mafieuses» éclataient, puis ça se calmait pour quelques années, il y avait une forme d’autorégulation. Là, depuis 2010, tendanciellement, les homicides sont en augmentation continue, ce qui reflète une situation plus anarchique.
Que pensez-vous du terme «narchomicide», qui renvoie à l’imaginaire
criminel sud-américain ?
En 2021 déjà, lors d’un été sanglant, des policiers avaient parlé de la «mexicanisation» de Marseille. Cela reste très exagéré : ce qui se passe à Marseille est sans commune mesure avec la situation au Mexique, un pays où le narcotrafic a fait au moins 300 000 morts depuis le milieu des années 2000. Le terme «narchomicide» est un mot de plus, un concept qui reflète le fait que la plupart des homicides sont en lien avec le trafic de drogues. Néanmoins, il est indéniable que certains faits nous renvoient à des choses qu’on voit depuis longtemps en Amérique latine. Notamment la jeunesse des acteurs, avec un âge médian tombé à 22 ans en 2021 pour les personnes interpellées dans le cadre de trafic de stupéfiants, dont 20 % de mineurs : 9 200 ont été arrêtés dans ce cadre en 2021, contre 6 800 en 2016. Ou encore l’affaire Mattéo, du nom de ce tueur à gages de 18 ans à Marseille, qui rappelle les très jeunes sicarios en Colombie ou au Mexique.
Le sous-prolétariat du trafic est de plus en plus jeune, pourquoi ?
En 2022, on comptait 128 points de deal à Marseille. Ce qui demande beaucoup de main-d’œuvre… Aujourd’hui, il y a une bourgeoisie du trafic qui s’est «déterritorialisée» en s’installant en Espagne, au Maroc ou à Dubaï – ce sont les donneurs d’ordre. Et puis, tout en bas, une armada de «guetteurs» et autres petites mains utilisées pour les basses œuvres. Cette division du travail offre un débouché criminel à des légions de jeunes déscolarisés, non diplômés, sans travail, qui forment une véritable armée de réserve du crime. Certains de ces jeunes sont atteints par une forme de déréalisation par rapport à la violence et à la gravité des faits – ils se retrouvent à manier des armes lourdes, à être impliqués dans des actes de barbarie (torture au chalumeau, homme brûlé vif dans sa voiture, jambisation…).
Comment sortir de cet engrenage ?
Mettons-nous déjà d’accord sur le constat, sur la nature gravissime de la situation. On ne peut plus relativiser ça en excipant d’une sorte de folklore marseillais propre à un petit milieu criminel qui a pour tradition de s’entretuer. L’Etat pratique la politique de la rustine : on fait des déclarations, on envoie des renforts, la fameuse CRS 8, mais dans le fond rien ne change. Cependant, il est vrai qu’il n’y a pas de solution miracle. La légalisation du cannabis avancée par certains ne réglera pas la question de la cocaïne, ni celle de l’inévitable marché noir qui émergera. Les premiers trafics dans les cités ont commencé à la fin des années 70. On est face à un phénomène vieux de plus de quarante ans, que les pouvoirs publics ont laissé s’installer et prospérer au point de devenir de plus en plus difficile à maîtriser.
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