Alors qu’en France le Conseil économique et social a ouvert la porte à l’idée de la légalisation de l’usage récréatif du cannabis, de nombreuses questions sur les effets sanitaires qu’aurait cette politique se posent. Une vaste étude comparative aux États-Unis (où une dizaine d’États ont déjà adopté cette voie) a examiné l’association entre la légalisation du cannabis et le taux de psychoses en population générale…
Le Conseil économique, social et environnemental (Cese) a publié un avis en janvier 2023 préconisant une légalisation encadrée de l’usage récréatif du cannabis en France. Arguant que la politique de prohibition s’est révélée un échec – la prévention demeurant inefficace surtout auprès des jeunes, le trafic illicite et le niveau de consommation demeurant élevés… –, les membres de cet organe consultatif ont proposé un modèle de légalisation encadrée de la production, la distribution et l’usage de cannabis (distribution dans des points de vente légaux soumis à licence, interdiction pour les mineurs, taxe spécifique affectée aux politiques de prévention…) avec l’instauration d’une politique de réduction des risques.
Réduction des risques qui est, en effet, l’argument principal des tenants de la dépénalisation (ou de la légalisation) de l’usage récréatif de ce psychotrope – qui est aujourd’hui la drogue illicite la plus consommée en France, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies : par exemple, l’idée que créer un cadre légal permettrait de contrôler la composition du cannabis, avec des teneurs réglementées en THC et CBD qui pourraient diminuer ses effets délétères, dont la survenue d’épisodes psychotiques chez les personnes vulnérables (le taux moyen de THC dans la résine de cannabis consommée aujourd’hui en France a triplé au cours des vingt dernières années, amplifiant le risque de dépendance mais aussi les effets neuropsychiatriques et cardiovasculaires).
Au contraire, ceux qui s’y opposent pointent, entre autres, les risques liés à un accès facilité à cette drogue si elle était autorisée : augmentation de sa consommation en population générale, avec la hausse concomitante de ses effets délétères, somatiques et psychiatriques ; possibilité de la consommation par les jeunes, même si interdite – à l’image de ce qui se passe pour le tabac, deux tiers des buralistes ne respectant pas actuellement l’interdiction de la vente aux mineurs –, alors que ses effets délétères neuropsychiatriques et neurocognitifs dans cette population sont connus (la consommation à un jeune âge est un facteur de risque de schizophrénie et de conduites addictives).
Au sujet des effets potentiels sur les psychoses que pourrait avoir, à l’échelle de la population, une politique de légalisation, plusieurs études ont été conduites ces dernières années. Aux États-Unis, certaines ont rapporté, par exemple, une nette augmentation des passages aux urgences pour des épisodes liés à une schizophrénie ou d’autres désordres psychotiques en relation avec la consommation de cannabis, dans certains États ayant légalisé son utilisation récréative. Au Portugal, dans les 15 années suivant sa dépénalisation, des hausses des prévalences à la fois de la consommation de cannabis et des patients ayant une psychose ont été rapportées.
Mais, pour la première fois, une vaste étude comparative sur plus de 63 millions de personnes, conduite aux États-Unis, a étudié les différences dans les taux de diagnostics de psychoses et de prescription d’antipsychotiques dans les différents États de ce pays selon leurs politiques vis-à-vis du cannabis (autorisation ou non de son usage médicinal et de son usage récréatif). Ses résultats viennent d’être publiés dans le JAMA.
Une légère augmentation jugée non significative
Cette étude rétrospective a inclus plus de 63 millions de personnes âgées d’au moins 16 ans aux États-Unis entre 2003 et 2017 (51,8 % de femmes ; 77,3 % âgés de 65 ans et plus sur la totalité de la période de suivi), dans le but de comparer les taux mensuels de diagnostics de psychose ou prescription d’antipsychotiques dans les États ayant légalisé le cannabis versus ceux n’ayant pas de politique de légalisation. Quatre situations ont été caractérisées : légalisation de l’usage médical du cannabis, avec ou sans points de vente, et légalisation de son usage récréatif, avec ou sans points de vente.
Après ajustement des variables confondantes, les auteurs n’ont pas retrouvé de différence significative dans les diagnostics de psychose ou les prescriptions d’antipsychotiques entre les États n’ayant pas légalisé le cannabis et ceux l’ayant légalisé. En particulier :
- lorsqu’il s’agissait d’une autorisation de l’usage médical, le risque relatif (RR) par rapport aux États ne l’ayant pas légalisé était de 1,13 (IC95 % : 0,97-1,36) et 1,24 (IC95 % : 0,96-1,61) respectivement dans les États n’ayant pas des points de vente et ceux qui en avaient ;
- lorsqu’il s’agissait de l’usage récréatif, en revanche, le RR était de 1,38 (IC95 % : 0,93-2,04) et 1,39 (IC95 % : 0,98-1,97) respectivement dans les États n’ayant pas des points de vente et ceux qui en avaient.
Cependant, selon l’analyse secondaire et toujours en comparaison aux États sans politique de légalisation, dans les États ayant légalisé l’usage récréatif, les risques de diagnostics de psychose étaient légèrement plus élevés chez les hommes (RR = 1,62 [IC95 % : 1,08-2,41] pour ceux sans points de vente ; RR = 1,42 [IC95 % : 1,01-2,01] pour ceux avec points de vente), chez les 55-64 ans (respectivement : RR = 2,03 [IC95 % : 1,27-3,27] et RR = 1,94 [IC95 % : 1,21-3,12]), mais aussi chez les personnes d’origine asiatique (respectivement RR = 1,46 [IC95 % : 1,08-2,39] et RR = 1,61 [IC95 % : 1,08-2,38]).
Les auteurs en concluent que les politiques des États en matière de légalisation du cannabis médical et/ou récréatif ne semblaient pas être associées à une augmentation statistiquement significative des psychoses à l’échelle de la population.
À l’heure où de nombreux pays empruntent cette voie de légalisation, davantage d’évaluations sur les effets sanitaires de ces politiques devraient être menées, en particulier dans des sous-groupes de populations à risque. La généralisation des résultats de cette étude était, en effet, limitée par le fait qu’elle a été conduite sur des données de personnes ayant une assurance maladie, ne représentant donc pas l’ensemble de la population américaine, en particulier les couches les plus défavorisées, alors qu’il existe à cet égard un gradient socio-économique de santé.
Enfin, la prise en compte dans ces évaluations d’autres comorbidités psychiatriques – dont la fréquence est élevée et la symptomatologie intriquée chez les consommateurs réguliers – serait aussi utile (troubles anxieux, dépressifs, de la personnalité, bipolaires), mais aussi des complications somatiques : dépendance/addiction, complications cardiovasculaires, neurologiques, respiratoires…
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