Le Maroc est considéré comme le premier producteur et exportateur de haschisch au monde, même si les réseaux de trafic de cannabis dont les ramifications s’étendent jusqu’en Europe y sont traqués. Cette traque a une histoire, qui traduit la stigmatisation des usages du kif à travers les siècles.
Pour nombre de narcotrafiquants, le Maroc est une importante source de trafic de cannabis vers l’Europe, malgré le dispositif sécuritaire pour contenir les réseaux. C’est surtout dans le Rif que la culture du chanvre permettant de produire la résine prospère, dans un contexte de tissu économique local fragile.
Autorisée, tolérée ou formellement interdite, l’utilisation du kif en dit long sur une perception inscrite dans l’histoire. Elle dépasse largement le Rif, pour s’étendre à toute la région et nous apprendre à quel point nos aïeux l’ont à la fois prisé et mal aimé. Mais, d’hier à aujourd’hui, la situation économique de ses agriculteurs n’a pas profité de l’essor du marché international du cannabis.
La perception et le traitement de la culture du cannabis revient en force avec le débat de sa légalisation dans plusieurs pays. En France, elle rappelle un passé colonial peu évoqué, où la consommation du chanvre a été stigmatisée.
Chercheur en histoire au Bard Early College Baltimore (Etats-Unis), David A Guba, Jr. s’est intéressé à cette dichotomie partagée au niveau du pourtour méditerranéen dans l’un de ses récents écrits focalisé surtout sur la France. Il y soutient notamment que jusqu’au XIXe siècle, nombreux ont été ceux ayant cru que «le cannabis engendrait la folie, la violence et la criminalité chez les Maghrébins musulmans».
Un mythe alimenté par celui des Assassins «accros au haschisch»
L’idée représente elle-même le pendant d’une littérature plus ancienne remontant à la fin du XVIIIe siècle. A l’époque, «l’érudit français Antoine-Isaac Silvestre de Sacy a popularisé l’idée que le mot ‘assassin’ dérivait du mot arabe haschisch et que les deux termes étaient liés à une secte musulmane appelée ‘Assassins d’Alamut’ [haschischine, ndlr], qui opérait pendant les croisades», indique le chercheur.
Et de rappeler qu’au XIIIe siècle déjà, la secte est présentée comme étant «entrainée pour tuer», droguée au haschisch et ayant eu recours à «une potion intoxicante» à base de résine. Celle-ci aurait servi à «duper les fidèles en Irak et en Syrie afin qu’ils deviennent assassins». «Bien qu’il s’agisse en grande partie d’une fiction», cette histoire a «fait des émules en France en particulier dans le milieu médical», rapporte David A Guba, Jr.
Chercheur à l’Université de Naples, Danilo Marino explique pour sa part qu’«aucune source dans cette campagne diffamatoire entreprise au départ par les ismaéliens fatimides et les seldjoukides sunnites ne mentionne explicitement une prise de haschisch ou autre drogue, comme Silvestre de Sacy (1758 – 1838) avait supposé dans son célèbre Mémoire sur la dynastie des Assassins, et sur l’étymologie de leur nom présenté en 1809 à l’Institut royal de France».
Mais sur la base des affirmations de Sacy, des médecins français ont songé à l’emploi du haschisch à des fins médicales et dans les territoires colonisés, notamment contre «la folie, la peste et le choléra». Or, en réalité, si des archéologues ont retrouvé des traces de la consommation de cette herbe jusque dans les cours princières d’Al-Andalus, David A Guba Jr. soutient que son usage dans les sociétés arabo-musulmanes n’a pas été aussi démocratisé que certains écrits le prétendent.
Les communautés mahométanes ont plutôt été partagées à ce propos, d’où l’on a assisté à des interdictions formelles chez des groupes et à des utilisations rituelles spécifiques chez d’autres, ce que rappelle également David A Guba Jr. Montrant le traitement nuancé qui a été consacré au kif dans les sociétés de la région, la thèse de Danilo Marino évoque le cas d’un persan «nommé al-Šarīf, en 1464», qui «vendait, d’abord à Damas puis au Caire, des herbes, des électuaires et des pâtisseries» devenues très populaires.
Plus tard, ses produits ont été dans le viseur car soupçonnées de contenir du chanvre, mais «le déroulement de l’histoire montrera qu’il n’y avait pas de haschisch». De plus, Danilo Marino indique que les Européens habitant au Levant à cette époque-là ont peu relaté cette histoire, expliquant ainsi que les connaisseurs du contexte historique «n’auraient pas contribué à la formation de la légende des Assassins» autant que les auteurs des récits orientalistes.
D’une herbe médicinale au stupéfiant
Plus loin, Danilo Marino note que dans le monde musulman, l’identification des propriétés thérapeutiques du haschisch date des anciens traités médicaux et pharmacologiques gréco-hellénistiques puis byzantins, traduits en arabe à partir du IIIe siècle, sans oublier les influences persane et indienne.
Ainsi, les médecins arabes et musulmans ont indiqué, à l’époque, qu’à partir de certaines doses, la prise de chanvre pouvait devenir mortelle, même si des quantités limitées pouvaient calmer quelques maux. Des siècles plus tard, les écrits de Silvestre de Sacy ont été appuyés par une dizaine d’autres praticiens qui ont employé le haschisch dans la médecine française entre 1830 et 1840, d’après les recherches de David A Guba, Jr.
L’usage récréatif s’y est rapidement greffé, perpétuant davantage le mythe des Assassins à travers les activités du club des Hashischins à Paris. Dans ce cercle plutôt intellectuel, on retrouve Théophile Gautier ou encore Charles Baudelaire, entre autres, réunis pour prendre du haschich et «’jouer aux Orientaux’ sur les bords de La Seine» selon les termes du chercheur.
C’est à peu près à la même époque que les récits coloniaux font état d’hôpitaux psychiatriques en Algérie, où les musulmans auraient massivement afflué en manifestant une forme de «folie hashishique», de «dégradation physique et mentale» imputée à l’usage excessif du kif.
Celui-ci finira par être interdit par les administrations françaises en Afrique, notamment en Egypte où il a été procédé à la confiscation et à la destruction de la résine de cannabis, entre autres mesures répressives visant la mise en circulation du chanvre et de ses substances dérivées.
Si ce dernier s’est avéré initialement un calmant capable d’atténuer les symptômes de certaines maladies, il a prouvé ses limites à combattre les épidémies de l’époque et à éradiquer les maladies mentales. Erigée par une poignée de médecins comme l’herbe miracle, les mythes du kif miraculeux s’estompent et les praticiens y recourent de moins en moins dans leurs pratiques pharmaceutiques.
Il a fallu attendre les années 1950 pour que les interdictions formelles de l’usage médical du kif soient inscrites dans la loi, en France par exemple. David A Guba, Jr. l’indique avec la publication d’un arrêté en 1953.
Ce n’est qu’en 1970 qu’il est inscrit comme stupéfiant, devenant ainsi illégal pour tout type d’usages, à l’exception de quelques scientifiques qui mèneront des études sur les usages thérapeutiques de cette herbe.
Dès lors le cannabis, faisant partie du rituel culturel dans des cercles confrériques ou locaux au Maroc, est petit à petit relégué au rang de tabou, mal perçu puis abandonnés et ses usagers marginalisés. Au cours des années 1970 et 1980, le Maroc devient d’ailleurs signataire des traités internationaux sur les stupéfiants et les substances psychotropes, confirmant la volonté politique de lutter contre la pratique. Cependant, un circuit informel perpétue la culture et la diffusion du kif, sans pouvoir ajouter de valeur à l’économie nationale car jugé illicite.
Toujours est-il que «son association avec le monde arabe et nord-africain, par extension monde musulman, perçu comme violent (…) est demeurée bien ancrée dans l’imaginaire collectif», selon David A Guba Jr, laissant déduire toute l’influence de cette succession de l’histoire sur des politiques publiques contemporaines et communes à plusieurs pays.