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En quête d’une plus grande autonomie pour éviter le marché parallèle et encouragés par un accès facilité au matériel de production, de plus en plus de consommateurs d’herbe décident de la cultiver eux-mêmes. Le confinement n’a fait qu’accélérer la tendance.
Certains se sont mis à cuisiner. D’autres à faire du sport par réseaux sociaux interposés. Quelques-uns ont commencé la méditation, le crochet, ou à boire de l’alcool quotidiennement… Positifs ou négatifs, les effets collatéraux du confinement sur les modes de vie sont pléthoriques, avec notamment un afflux de novices vers des pratiques qu’ils se contentaient jusque-là de fantasmer. Parmi elles, le jardinage arrive en bonne position. Les plus chanceux, propriétaires d’un jardin ou d’une petite parcelle de terre, se sont projetés en Nicolas le Jardinier. Mais les semis de tomates, courgettes et herbes de Provence ont aussi gagné les balcons. Tout comme les pieds de cannabis.
Pour Adrien, c’était presque un hasard. Quelques graines jetées il y a plus d’un an dans des vieux pots qui traînaient chez lui. Sans réel espoir. Or, en avril, au cœur du confinement, surprise : les graines ont finalement germé sur son bord de fenêtre parisien. «Je pensais que c’était une mauvaise herbe qui poussait, mais quand j’ai vu la forme de la feuille se dessiner au fil des jours, il n’y avait plus de doute possible, explique le trentenaire. C’était bien un pied de cannabis.» Quelques mois plus tard, la plante, bichonnée au quotidien, fait 1,50 mètre de haut et est en pleine floraison. «Je ne pouvais plus la laisser dehors, ça devenait problématique par rapport à mes voisins. C’est une plante facilement identifiable, et surtout, interdite.» Alors que l’automne avance, l’ingénieur du son s’apprête à faire sa première récolte : «J’ai essayé de me renseigner sur Internet, mais je vais surtout demander un coup de main à des amis connaisseurs.»
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Selon Jean-Pierre Couteron, psychiatre et ancien président de la Fédération addiction, il n’y a pas de doute : le confinement en a convaincu plus d’un de planter la graine. Les difficultés pour se déplacer sur les lieux de deal en raison des restrictions de déplacement, l’augmentation des quantités requises pour se faire livrer et, surtout, le temps confiné à la maison peuvent expliquer le choix de se tourner vers l’autoculture. Mais l’émergence du mouvement est bien plus ancienne. Jean-Pierre Couteron la situe «à l’aube des années 2000», moment «charnière» dans l’attrait pour cette pratique : «C’était le début de l’écologisme, avec une volonté de ne pas fumer de la « merde », ou encore le souhait de ne pas donner d’argent aux trafiquants. Certains ont commencé à produire dans leur armoire, d’autres dans leur jardin.»
« Main verte »
La pandémie a été pour beaucoup l’occasion de chercher conseil auprès des connaisseurs. Franck, 43 ans, père de famille habitant dans le Sud-Ouest, a été maintes fois sollicité par des proches. «Des amis qui étaient jusqu’alors réticents ont franchi le pas. Se fournir au marché noir représente un budget beaucoup plus conséquent. Là, il suffit de s’équiper pour environ 300 euros, de fabriquer un petit placard et de quoi assurer sa consommation personnelle», explique l’homme, qui cultive depuis vingt-trois ans. Pendant le confinement, Franck dit en avoir dépanné quelques-uns en leur donnant des boutures : «Certains ont eu la main verte, d’autres non. Ça demande du temps. Beaucoup abandonnent en cours de route.»
Des kits comprenant les fertilisants et additifs nécessaires pour la culture du cannabis sont facilement disponibles à l’achat sur Internet pour moins de 60 euros, tandis qu’il est possible de s’offrir une armoire de culture d’intérieur pour moins de 100 euros en trois clics. Installé dans un petit village du sud de la France, Flo, 37 ans, conseiller en immobilier, s’est mis à faire pousser pour la première fois il y a deux ans. Il a attendu d’être propriétaire pour installer sa petite culture dans son sous-sol. «Des amis banquiers ou intermittents du spectacle… J’ai aidé pas mal de proches qui voulaient s’y mettre. J’ai même donné des petits cours d’horticulture sur Zoom à des copains installés au Liban, en pleine crise institutionnelle, pour installer leur culture dans un placard.»
Pour certains, la consommation de cannabis est une «béquille» nécessaire plus qu’une détente enfumée. «Les usagers réguliers de cannabis sont, selon moi, des consommateurs à des fins médicales, explique Flo. Fumer un joint de temps en temps peut empêcher de sombrer dans l’alcool ou les cachets.» Pour Valérie, 54 ans et positive au VIH, l’autoculture de cannabis permet depuis cinq ans d’adapter sa consommation à ses douleurs. «Après avoir pris des traitements forts comme du tramadol et autres opioïdes, le cannabis aide à calmer mes neuropathies et les douleurs liées aux trithérapies», explique-t-elle. Passionnée de jardinage, elle consomme la plante en la vaporisant, et ne la mélange plus à du tabac. Elle fait également pousser dans son potager de Corrèze du cannabidiol (CBD), molécule de la plante relaxante sans effet psychotrope. «Les traitements antirétroviraux sont forts en effets secondaires et entraînent des insomnies, observe Valérie. Le soir, je m’autorise une vaporisation de plante avec un taux de tétrahydrocannabinol [THC, aux propriétés psychoactives, ndlr] plus élevé pour m’aider à dormir.»
Victime d’un grave accident de la route en 2014, plongé trois mois dans le coma et lesté de lourdes séquelles, Julien, 29 ans, dit avoir réussi avec le cannabis à arrêter du jour au lendemain somnifères, antidépresseurs et autres «traitements poisons» : «Avant l’accident, je consommais du cannabis de manière récréative. Depuis, je fais pousser dans mon jardin. Je ne revends rien. La plante est devenue mon médicament.»
Depuis le début des années 2010, les quantités d’herbe saisies en France ne cessent de grimper : moins de 4 tonnes avant 2010, elles atteignent aujourd’hui des niveaux sans précédent, avec près de 30 tonnes en 2019. En parallèle, les quantités interceptées de haschich, substance issue de l’extraction de la résine des fleurs de cannabis, reculent. Tout au long des années 2000, les barrettes ou pains de «shit» représentaient plus de 90 % des saisies. En 2018, cette part n’avoisine plus que 74 %. L’herbe a plus que jamais le vent en poupe.
Le 23 juin dernier, une importante opération de gendarmerie s’est déroulée dans la Marne et l’Aube. Près de 950 pieds ont été saisis. Une centaine de cultivateurs sont poursuivis par la justice. Cette affaire mêle autoproducteurs, revendeurs et «growshops», ces boutiques spécialisées dans la culture hors sol ou en terre qui ont pignon sur rue. Lampes, outils, engrais, chambre de culture, ces enseignes proposent la panoplie complète du petit cultivateur, sans jamais mentionner dans leur vitrine le terme «cannabis». Pour Matthieu Bourrette, procureur de la République de Reims, «cette autoculture se développe, avec en parallèle un usage biaisé du matériel agricole qui a davantage vocation à faire pousser des tomates que du cannabis. En plus des problèmes d’approvisionnement, la difficulté de pouvoir sortir de chez soi en raison des mesures prises pendant le confinement a poussé des consommateurs à se tourner vers ce type de production». Et de préciser : «Pour pouvoir assurer leur autoproduction, les gens sont prêts à dépenser des sommes relativement importantes en achat de matériel ou en fourniture de consommables, avec notamment une consommation électrique assez coûteuse sur le long terme.»
Cet été, Reims a connu des violences qui seraient liées à l’arrestation d’un trafiquant présumé de stupéfiants. En réaction, le maire LR de la ville, Arnaud Robinet, pharmacologue de profession, s’est déclaré favorable à l’expérimentation de la légalisation du cannabis dans sa ville, dans une lettre adressée le 13 septembre au Premier ministre, Jean Castex. «La politique répressive montre ses limites. Il faut sortir de l’hypocrisie. Cela permettrait à l’Etat d’avoir des ressources supplémentaires qui pourraient être redéployées dans la prévention ou dans la lutte contre les trafics», détaille-t-il.
Saints de glace
Comme lui, certains maires de droite, comme Gil Avérous à Châteauroux (Indre) et Boris Ravignon à Charleville-Mézières (Ardennes), se sont déclarés favorables à la légalisation du cannabis. Mais pour le maire de Reims, qui rappelle que le Canada autorise la culture de deux pieds par personne, pas sûr que l’autoproduction soit la solution : «Je n’y suis pas forcément favorable. Il serait mieux d’avoir un contrôle de la vente et de la production, principalement pour des raisons sanitaires et pour pouvoir vérifier le taux de THC dans les produits vendus.»
En attendant que l’idée d’un monopole d’Etat autour de la plante fasse son chemin chez les politiques, les cultivateurs de l’ombre s’organisent. Thibault, 30 ans, est responsable commercial dans les Hauts-de-France. Il cultive la plante «en guérilla» : au printemps, à la fin des saints de glace, il va dans «la pampa» et repère un champ avec une bonne exposition solaire. «J’identifie sur Google Maps une zone à faible passage et, un soir, je vais y planter les pieds de cannabis lorsqu’ils sont encore jeunes. J’y retourne régulièrement pour les arroser.» A l’approche de l’automne, il ne va pas tarder à vivre sa «nuit du flip» : «Je débarque dans la parcelle, sécateur en main, je coupe tout à l’arrache, je fourre les 2 kilos de matière fraîche dans le coffre et je rentre chez moi en espérant ne croiser personne.» L’an dernier, sa petite dizaine de plants lui a permis de récolter 400 grammes d’herbe sèche. De quoi tenir une année et un «éventuel confinement à venir».