Lundi 19 août 2019
Par Annie DEMONTFAUCON
Les trafiquants de cannabis n’ont pas fait d’école de commerce mais connaissent tous les codes du marketing pour vendre leur drogue. Normal : nombreux sur le marché, ils doivent se démarquer. Exemple à Vénissieux, où des petits malins paradent sur la messagerie Snapchat.
Il n’y a pas qu’à Marseille où les dealers ont des idées ! France Bleu Provence relatait, le 6 août, cette initiative aperçue dans une des cités de la ville phocéenne. Les trafiquants avaient installé dans la rue un (très sommaire) panneau publicitaire pour écouler leurs produits en stock.
Dans l’agglomération lyonnaise, cela existe aussi. On peut trouver, nous confiait un enquêteur des stups, des tableaux blancs dans les halls d’immeuble et les montées d’escaliers aux Minguettes, à Vénissieux, où les vendeurs écrivent avec application la liste des différentes gammes d’herbe ou de résine de cannabis avec leur prix. Un menu comme au restaurant !
La nouvelle génération, elle, n’hésite pas à se servir de Snapchat, l’application très prisée des jeunes. Son principal atout : un partage de photos et de vidéos avec une durée de vie éphémère. Un consommateur de substances prohibées en quête de sa dose hebdomadaire peut ainsi prospecter avec son pouce.
Aux Minguettes, il tombera sur un « post », une séquence musicale plutôt joyeuse baptisée « 4 division Leclerc ». On y voit un coin de rue, des incrustations et cette mention aux couleurs de l’arc-en-ciel : « 10 h à 1 h matin – Les Minguettes ». Moins courue et moins active que les tours du boulevard Lénine, l’avenue de la Division-Leclerc est un secteur bien connu des policiers : « On sait qu’il y a plusieurs points de deal là-bas. »
On peut parader sur Snapchat, mais on n’y reste pas éternellement incognito, et certains se sont fait prendre, comme Generalman’R dans les Yvelines ou Califweed93 en Seine-Saint-Denis, arrêtés cet été.
Un conditionnement pour se distinguer
La même bande de la Division-Leclerc, décidément très à la pointe des techniques de vente, commercialise ses produits dans des sachets « zip » personnalisés. Le fournisseur a inscrit sa marque, le nom de la variété, le prix (rond), la provenance (gage de qualité ?) et a même pris soin de « sceller » le tout avec une agrafe. Un étiquetage certes artisanal, mais qui suggère au client que la gamme est large. Il ne manque plus que le code-barres…
Chacun peaufine son packaging selon la cible visée. D’autres dealers se positionnent sur un créneau plus fantaisie : « Sur les dernières saisies, on a trouvé des emballages en papier brillant, doré ou avec une couleur différente selon le type d’herbe ou de résine », précise un enquêteur.
On livre même à domicile
Les modes de livraison aussi ont évolué. Pour éviter aux acheteurs de se déplacer dans des banlieues malfamées, les dealers n’hésitent pas à apporter eux-mêmes les pochons, barrettes, etc., à domicile ou sur des points de rendez-vous moins exposés. Ces « drive », les policiers les appellent les « ubeuh » ; les uber de la « beuh » (herbe de cannabis). « Ils travaillent beaucoup par messagerie. Le client commande et le gars livre, en général au moins 10 g de résine, sur toute l’agglomération. Ces personnes ont la confiance du réseau, mais souvent ne savent même pas pour qui elles prennent des risques, relève un policier des stups. Ce sont des petites mains mais qui se situent, dans l’organisation, un cran au-dessus des guetteurs. »
À Lyon, en juillet, le groupe de lutte contre les stupéfiants et l’économie souterraine (GLSES) ouest a démantelé un trafic d’herbe de cannabis et de cocaïne s’étant « ubérisé ». Les deux dealers, un Lyonnais et un San-Priot se partageaient les livraisons à domicile en fonction de la zone géographique. L’un des deux comptait 200 clients dans les contacts de son téléphone. En décembre 2018, le GLSES centre a mis fin aux activités d’un réseau de quartier prospérant à Gerland (Lyon 7 e). Cannabis, ecstasy et cocaïne étaient acheminés directement chez l’acheteur. Le nom de la « société » ? « Détente express ».
« Pour nous, ces applications sont un fléau »
Ceux qui bossent dans les stups, que ce soit dans la police ou la gendarmerie, ont vu peu à peu les trafiquants adopter les nouvelles applications disponibles sur les smartphones et ils l’avouent : difficile de lutter. Leurs bêtes noires : Snapchat et Whatsapp, qui sont utilisées d’ailleurs dans tous les trafics. « À la différence d’E-bay, ces messageries ne sont pas publiques. Cela peut s’apparenter à des ventes privées. Le vendeur s’adresse à un cercle fermé, à ses contacts. Et quand on chope un téléphone, on ne peut pas capter l’image puisqu’elle s’efface. C’est un fléau pour nous. »
Impossible aussi pour les enquêteurs rodés aux écoutes de conversations téléphoniques entre dealers, de tendre l’oreille sur Whatsapp : « On s’en rend compte quand ils passent dessus ; on a une trace mais pas de contenus. C’est comme un blanc », ajoute un autre, qui regrette que la traque se limite aux écoutes traditionnelles : « On peut localiser, se brancher, le classique. Mais il n’y a pas une boîte informatique qui soit en mesure de nous donner des moyens pour intercepter ces communications. »
« Nous n’avons pas de levier judiciaire »
Une solution existe en passant par le prestataire. Snapchat indi- que d’ailleurs qu’ils collaborent avec les forces de l’ordre : « Bien que nous privilégiions la dimension éphémère de nos snaps et chats, certaines informations peuvent être recueillies par les forces de l’ordre via des procédés juridiques légaux et officiels », peut-on lire sur leur site. Sauf que c’est rarement le cas. La cause ? « On ne peut pas faire de réquisitions auprès du prestataire, sauf s’il s’agit de terrorisme. Nous n’avons pas de levier judiciaire sur eux », se plaint un enquêteur. La contre-partie : un trafiquant qui utilise ces réseaux sociaux doit obligatoirement s’équiper d’un smartphone, des appareils qui eux sont traçables. Pas fous, pour ne pas être repérés, ils s’équipent systématiquement de téléphones basiques qu’ils jettent après usage sans état d’âme. Un fléau, on vous dit.
A.D.
Une « logique commerçante » pour l’OFDT
Dans son dernier rapport lyonnais, publié par l’OFDT (Observatoire français des drogues et des toxicomanies), Trend (tendances récentes et nouvelles drogues) a repéré ces pratiques commerciales. « C’est bien une logique commerçante qui prévaut : publicité pour le réseau (numéro de téléphone), parfois même flyers indiquant les horaires et prix de la marchandise. On peut trouver des descriptions de qualité différente et des prix associés (« Dealer poli et souriant, produit de qualité » ; « Livraison dans tout Lyon à partir de 30 euros ») », écrit Nina Tissot, la coordinatrice. La livraison à domicile ou par drive facilite la discrétion des transactions et la communication par texto permet de faire passer des offres promo- tionnelles.
Elle reproduit un témoignage d’un consommateur d’héroïne s’approvisionnant auprès des réseaux albanais : « Il y avait celui qui recevait les appels et ensuite, il y a un, deux, trois, quatre commerciaux. Mais le commercial, c’est un vrai commercial. C’est-à-dire que l’autre, il lui dit : “Écoute, tu n’as pas le droit de refuser un client. Si t’as pas le temps de répondre, que t’es déjà en communication, tu rappelles, tu t’excuses.” Il y a vraiment une culture, un sens commercial. C’est impressionnant. »LES LEÇONS DU “BON” DEALER
Si on tape “Monter son business” sur Internet, on tombe sur un blog intitulé Pensez comme un dealer de drogue. Là, c’est le monde à l’envers, car l’auteur s’appuie sur les méthodes des (vilains) dealers pour donner des leçons aux entrepreneurs ! En fait, il s’est amusé à traduire un article d’un homme d’affaires américain, dont il trouve « la vision des choses intéressante », tout en précisant « qu’il ne s’agit nullement d’une apologie de la drogue ».
Ça commence par : « Voici les 7 choses que vous pouvez apprendre d’un dealer de drogue pour VOTRE entreprise. » On apprend ainsi que les trafiquants se battent aussi sur la qualité de leurs produits (ils ont tous besoin de la meilleure came), que le bouche-à-oreille est la meilleure forme de marketing, que faire des petits cadeaux permet de fidéliser son client (et surtout de le rendre accro). Et ces clients, il faut les soigner : les dealers font des gestes commerciaux pour « maximiser la durée de vie de leurs clients ».
Enfin, règle majeure : les cerveaux du trafic ne sont pas ceux qui vendent dans la rue (trop risqué), ils préfèrent garder leurs distances et encaisser les gros bénéfices. Moralité : pour devenir riche, mieux vaut être le patron qu’un petit bras.
Source : Le Progrès de Lyon