INTERNATIONAL
MEXIQUE, L’EMPIRE DES CARTELS
Les cartels mexicains s’approvisionnent en Chine et en Inde pour produire cette drogue de synthèse très rentable, qui provoque des milliers d’overdoses aux Etats-Unis.
Par Audrey Travère(Forbidden Stories)
Publié le 09 décembre 2020 à 08h25 – Mis à jour le 09 décembre 2020 à 10h11
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Dans un laboratoire artisanal clandestin de fentanyl appartenant au cartel de Sinaloa, dans les montagnes près de Culiacán (Sinaloa, Mexique). FORBIDDEN STORIES
« Mexique, l’empire des cartels ». C’est écrit noir sur blanc dans un rapport confidentiel de la Drug Enforcement Administration (DEA), l’agence antidrogue américaine : « Les données des forces de l’ordre analysées de 2018 à fin février 2019 indiquent que le cartel de Sinaloa s’est imposé comme un producteur et un trafiquant de premier plan de fentanyl aux Etats-Unis. » Ce rapport datant d’octobre 2019 a été découvert dans les « Blue Leaks », une immense fuite de données internes aux forces de l’ordre américaines, publiée en juin. Malgré l’arrestation, en 2016, de Joaquin Guzman, appelé « El Chapo », le chef historique du cartel, l’agence américaine est forcée de constater que le business tourne toujours à plein régime.
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Les cartels mexicains ne ménagent pas leurs efforts pour dominer le marché lucratif du fentanyl, un puissant analgésique synthétique dont l’usage détourné provoque des milliers d’overdoses à travers le monde. De l’autre côté de la frontière, on compte les victimes par milliers : en 2018, sur plus de 67 000 décès par overdoses aux Etats-Unis, près de la moitié étaient dus au fentanyl ou à des drogues de synthèse similaires. L’épidémie est comparable à celle de l’héroïne dans les années 2000-2010.
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Un laboratoire artisanal clandestin de fentanyl appartenant au cartel de Sinaloa, dans les montagnes près de Culiacan (Sinaloa, Mexique). L’homme à droite est ingénieur biochimiste le jour. La nuit, il gère 10 laboratoires clandestins comme celui-ci. Au total, ils produisent 6 000 comprimés par jour. FORBIDDEN STORIES
Désormais, les cartels se tournent vers l’avenir, et celui-ci est synthétique. L’infrastructure logistique du cartel, déjà bien installée, est exploitée pour faire passer la drogue aux Etats-Unis. Le « triangle d’or » mexicain dans le nord du pays, connu pour ses cultures d’opium et de marijuana, se transforme, sous l’impulsion notamment du cartel de Sinaloa. Les champs de pavot laissent désormais place à des laboratoires dans les terrains montagneux entourant Culiacan, capitale de l’Etat du Sinaloa.
Arrangements internationaux
Dans son installation clandestine nichée entre les arbres, non loin de la ville, un chimiste embauché par le cartel de Sinaloa décrypte le business. « Pour les cartels, c’est l’une des drogues les plus attractives. Ça te laisse plus de profits : c’est seulement une pastille par personne », explique-t-il à Forbidden Stories. Dans un plat de cuisine, il mélange la poudre blanche qui lui sert de préparation pour fabriquer les pilules à base de fentanyl. Estampillées de la lettre « M », elles sont censées imiter des pilules d’oxycodone, un autre opioïde très addictif. « Je sais que ma pilule est puissante et qu’elle va créer une dépendance, explique le chimiste. Et c’est ce que je veux. »
Vidéo : Qu’est-ce que le fentanyl, médicament qui tue plus que l’héroïne aux Etats-Unis ?
Jusqu’à très récemment, c’est la Chine qui exportait une grande partie du fentanyl vendu aux Etats-Unis. Mais le durcissement des réglementations, en 2017 et 2019, a changé la donne : expédier la drogue directement depuis la Chine est devenu plus risqué. Une opportunité pour les cartels mexicains, qui y ont vu la possibilité de s’introduire sur le marché. Leur objectif ? Se fournir, auprès de producteurs chinois ou indiens, en « précurseurs », ces substances chimiques nécessaires à la production de médicaments et drogues de synthèse. En transformant ces composés pour en faire du fentanyl dans les laboratoires au Mexique, les cartels tirent des marges de profit importantes. Une pilule coûte 1 dollar à produire ; elle est revendue 10 dollars, voire plus, aux Etats-Unis.
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Capture d’écran de Pinterest montrant des offres pour le précurseur du fentanyl 4-AP, désormais contrôlé aux Etats-Unis. 3 mars 2020. FORBIDDEN STORIES
Une affaire, en Inde, illustre parfaitement ces arrangements internationaux. En septembre 2018, un homme d’affaires indien est arrêté par les autorités locales dans un laboratoire à Indore (Madhya Pradesh, centre). A ses côtés, un chimiste et… un ressortissant mexicain. Les trois associés sont surpris, masqués et gantés, en possession de fentanyl. La drogue devait être envoyée au Mexique sur un vol commercial, soigneusement cachée dans une valise. Selon un rapport interne de la DEA, daté de décembre 2018, l’homme d’affaires indien est « un associé présumé d’un membre connu du cartel de Sinaloa qui obtient des précurseurs chimiques utilisés pour fabriquer des drogues illicites au Mexique ».
Livraison par avion-cargo
En raison des risques qu’il représente, le commerce des précurseurs est très réglementé. L’Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS) publie notamment une liste de substances placées sous contrôle international. Problème : les possibilités de contourner ces contrôles sont quasi infinies. A peine contrôlés, des nouveaux précurseurs de fentanyl non réglementés sont synthétisés en Chine, prêts à être expédiés et exploités. Pour combattre ce phénomène, l’OICS a placé un certain nombre de substances sur la liste ISSL, celle des produits « à surveiller ». Elle recense les substances qui ne sont pas officiellement contrôlées mais susceptibles d’être détournées de leur usage licite.
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Une simple recherche sur le Web illustre la difficulté des contrôles. En quelques clics, on atterrit sur le réseau social Pinterest. Entre les moodboards de mariage et les inspirations déco proposées par les utilisateurs, des publications d’entreprises chinoises proposent des précurseurs de fentanyl à l’exportation, notamment vers le Mexique. En tête de gondole, le « 4-AP ». Présente sur l’ISSL, cette substance est depuis peu contrôlée aux Etats-Unis. Selon la DEA, le 4-AP ne sert qu’à une seule chose : produire du fentanyl. Sur les trois entreprises contactées par Forbidden Stories, sous couvert d’une fausse identité mexicaine, toutes proposent des substances connues pour être utilisées comme précurseurs de l’opioïde. Et cela, sans même avoir eu besoin de décliner une identité ou de donner le nom d’une entreprise.
Une des vendeuses est particulièrement prompte à fournir son aide : elle offre plusieurs substances similaires au 4-AP encore disponibles à la vente, et propose d’utiliser une « ligne spéciale » vers le Mexique. Après avoir envoyé une série de photos et de vidéos d’un précurseur filmé en gros plan (une poudre blanc cassé), elle en dit plus sur cette fameuse « ligne spéciale » :
« Nous avons acheté des personnes aux douanes mexicaines, nous leur faisons entièrement confiance et ils nous ont aidés avec tous nos envois vers le Mexique. Ainsi, vous n’avez pas à vous soucier des douanes. »
Un de ses « grands clients » au Mexique, explique-t-elle, dispose de sa propre « ligne » et se fait livrer les précurseurs… par avions-cargos.
Mexique, l’empire des cartels. Une série en deux volets
Premier volet : le cartel de Sinaloa, un reportage de Bertrand Monnet, professeur à l’Edhec et spécialiste de l’économie du crime
La montagne aux narcos
A Culiacan, les trafics et la mort
Dealeurs sans frontières
Deuxième volet : le « Projet Cartel », une enquête coordonnée par le réseau de journalistes d’investigation Forbidden Stories
Pour les journalistes, le silence ou la mort
Enquête sur un « narco-consul » mexicain au cœur de l’Europe
« On constate une hybridation des réseaux criminels de blanchiment »
Un arsenal d’espionnage à portée de main des « narcos »
Des chimistes mexicains au service des gangs européens
Les « narcos » à l’assaut du marché du fentanyl
Des armes européennes dans de mauvaises mains
Audrey Travère(Forbidden Stories)