Depuis deux ans, deux clans contrôlant le trafic de drogue dans cette ville de Seine-Saint-Denis se livrent une sanglante guerre de territoire, sur fond de rénovation urbaine désorganisant les points de deal. Une situation emblématique des rivalités criminelles qui s’aiguisent, un peu partout en France, autour de ce trafic.
Par Louise Couvelaire et Simon Piel
Publié le 8 mars 2021
Bienvenue, « ici, c’est le terrain du million ! » Du million d’euros de chiffre d’affaires par mois. Le terrain d’un trafiquant de stupéfiants surnommé « Malsain », qui règne sur la cité des « Boutes », diminutif de la bien nommée cité des Boute-en-train. Enclavée au cœur des puces de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, elle abrite l’un des plus gros points de deal de la région parisienne, qui brasse pas moins de 11 millions d’euros par an.
Producteur de rap, « Malsain » a succédé à un certain « Tartare » et a longtemps fait la guerre à un dénommé « Cyborg », l’ennemi juré qu’il est soupçonné d’avoir fait liquider il y a un an et demi, et dont la famille tient l’autre « méga-four » (important lieu de vente) de la ville, cité Charles-Schmidt.
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Bienvenue, « ici, c’est le terrain du million ! » C’est ainsi que vous accueille une poignée de jeunes rassemblés au pied de l’une des deux tours des « Boutes ». « Vous savez où vous êtes ? », demande Kamel (le prénom a été modifié), en lançant la musique à fond sur son téléphone portable. « Vous êtes chez Heuss l’Enfoiré ! C’est son point ici », affirme-t-il au son du titre Les Méchants – « qui parle des flics évidemment ! »
Les « Boutes » seraient en réalité aux mains d’un homme de 31 ans : El Mehdi Z., le fameux « Malsain », producteur du rappeur dont les clips récoltent des dizaines de millions de vues sur Internet. Réfugié au Maroc, « Malsain », qui a pris la suite de « Tartare » donc, serait à la tête de l’une des deux équipes qui contrôlent une large part du marché des stupéfiants – principalement du cannabis et de la cocaïne – de Saint-Ouen, haut lieu du trafic francilien. Depuis près de deux ans, elles ont relancé les hostilités et se livrent une sanglante guerre de territoires.
Pénurie, tensions, flambée des prix
L’un des déclencheurs de ce regain de violences liées au narcobandistisme ? Les programmes de rénovation urbaine. Ils viennent désorganiser le deal et poussent les différents clans à se rabattre sur de nouveaux lieux de vente.
Une équation impossible pour les pouvoirs publics : plus ils cherchent à favoriser le développement économique de la ville et à améliorer le cadre de vie des 52 000 habitants (dans les années à venir, 30 % de la commune sera en travaux), plus le trafic de stupéfiants, déstabilisé, génère des luttes de pouvoir.
En mars 2020, le confinement, la fermeture des frontières et le ralentissement du transport aérien ont chamboulé les circuits d’approvisionnement – l’herbe de cannabis en provenance des Pays-Bas et de la Belgique, la résine de cannabis venue du Maroc avant de transiter par l’Espagne, et la cocaïne importée des pays d’Amérique latine en passant par les territoires d’outre-mer –, générant pénurie, tensions et flambée des prix, « qui ont alors été multipliés par deux, voire par trois dans certains cas, pour dépasser les 10 euros le gramme d’herbe en à peine trois semaines », assure un enquêteur de police de Seine-Saint-Denis.
La remise en route a été « à la fois rapide et difficile à cause de la diminution du nombre de camions sur les routes notamment », ajoute-t-il. Quant aux tarifs, s’ils ont baissé depuis, ils se maintiennent au-dessus des grilles préconfinement. De quoi aiguiser encore un peu plus les appétits..
« Clans ou fratries »
Ce 19 février, aux Boute-en-train, une opération de sécurisation est en cours. Trois fourgons de police sont positionnés aux entrées de la cité, comme c’est le cas régulièrement, « histoire de gêner le trafic », commente un agent de la compagnie d’intervention de Paris, chargée des contrôles. Habituellement postés dans les étages des tours, les vendeurs ont décampé, seuls quelques acheteurs déçus s’attardent.
« Il n’y a pas de douille [embrouilles] ici, les gens le savent, personne ne vous carotte, aucun risque qu’on vous la fasse à l’envers », déclare l’un des jeunes, venu acheter mais reparti bredouille. Les lieux sont quasiment déserts. Une petite cinquantaine de familles seulement résident encore dans les deux tours d’une vingtaine d’étages (qui comptent 200 logements) promises à la démolition début 2023, les autres habitants ont déjà été relogés. Tous le seront d’ici au mois de septembre.
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Saint-Ouen est une spécificité de la Seine-Saint-Denis. Dans ce département où sont recensés 276 points de deal, selon le ministère de l’intérieur, la ville est l’une des rares communes – « et même la seule », selon l’enquêteur de police du département – dont le trafic de drogue est en grande partie tenu par deux familles et leurs affiliés.
Celles-ci se disputent sept gros points de deal et « plusieurs dizaines de guichets », précise une autre source policière. « C’est une particularité de Saint-Ouen par rapport aux autres communes du département d’avoir toujours été organisée en clan ou en fratrie », confirme Alice Dubernet, chef de la division des affaires criminelles, des stupéfiants et de la délinquance organisée (Dacrido) au parquet de Bobigny.
Fragile équilibre bouleversé
Depuis bientôt deux ans, les exactions se succèdent. Le 16 février, un jeune homme de 25 ans a été grièvement blessé par balles cité Cordon ; trois semaines plus tôt, le 3 janvier, un homme de 26 ans avait été battu à mort à quelques mètres de là. En septembre 2020, deux jeunes hommes avaient été retrouvés morts par balles dans une cave de la cité Soubise. L’année précédente, l’un des chefs du point de deal de la cité Charles-Schmidt, situé à 200 mètres du métro Garibaldi et à quelque 700 mètres du commissariat, était assassiné à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis)
Il est 21 h 35 ce samedi 24 août 2019, rue des Ouvrières-Pivereuses. Mohamed G., 35 ans, surnommé « Cyborg » pour sa stature impressionnante, s’apprête à pénétrer dans le parking d’une résidence au volant de sa voiture quand une décharge de kalachnikov s’abat sur lui le tuant sur le coup. Les tueurs ont géolocalisé son véhicule grâce à une balise. Une Mercedes noire prend la fuite. Elle sera retrouvée brûlée une demi-heure plus tard à Argenteuil, dans le Val-d’Oise, avec l’arme du crime à l’intérieur. Les badauds l’ignorent mais l’assassinat qui vient d’avoir lieu va bouleverser le fragile équilibre établi depuis quelques années entre les différentes équipes gérant le trafic de stupéfiants de la ville.
Sorti de prison depuis un an et demi après une condamnation pour trafic de stupéfiants, Mohamed G., qui avait aussi repris le point de deal de l’allée du 8-Mai-1945 dans le vieux Saint-Ouen, à proximité des docks et sans caméra de vidéosurveillance, aurait pourtant été alerté qu’un contrat de 200 000 euros avait été mis sur lui par le clan concurrent de la cité des Boute-en-train. Une semaine après la mort de « Cyborg », « Malsain » reprenait le contrôle du point de deal de la cité Charles-Schmidt avant de s’enfuir au Maroc.
Quatre personnes ont été mises en examen depuis pour meurtre en bande organisée et trois ont été placées en détention. Mais il ne s’agirait que de complices. L’enquête se poursuit pour retrouver les tueurs.
La justice suspecte par ailleurs « Malsain » de blanchir l’argent du trafic dans sa boîte de production musicale. Il y a quelques mois, ces soupçons ont valu une garde à vue à la star du label, Heuss l’Enfoiré, originaire de Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine), sans toutefois qu’aucune charge ne soit retenue contre lui à ce stade. Depuis, plusieurs lieutenants de « Malsain », dont le premier d’entre eux, surnommé « Mojito », officiellement agent municipal à Saint-Ouen, ont été interpellés et placés en détention pour trafic de stupéfiants, en décembre 2020.
Enjeux financiers colossaux
L’ambiance entre les différents clans est aussi délétère que les enjeux financiers sont colossaux. Il faut dire que la ville est historiquement une des plaques tournantes majeures de la région où les plus gros points de deal génèrent plus de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires par an.
« La proximité avec la capitale, le taux de pauvreté important, l’urbanisme qui favorise les trafics sont autant de raisons historiques qui expliquent que le deal se soit enkysté à Saint-Ouen », égrène Karim Bouamrane, le nouveau maire (Parti socialiste) de la ville, qui prévoit l’aménagement d’un pôle culturel hip-hop, d’un pôle santé, le développement de la ZAC des Docks et la construction du village olympique. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) pourrait elle aussi d’ici quelques années s’installer dans la ville, dans les anciens locaux du journal Le Parisien.
« Saint-Ouen, c’est le supermarché du bédo [joint], le paradis aux portes de Paris », sourit un consommateur, fumeur d’herbe, habitué des lieux depuis dix ans. Nous l’appellerons Jérôme. Il a 40 ans, un boulot de graphiste, une femme, trois enfants et un 150 mètres carrés dans le 9e arrondissement de Paris. Un profil parmi d’autres : « Il m’est arrivé de faire la queue avec cinquante personnes ! Le temps pour les vendeurs de recharger leurs stocks. Dans la file, il y a de tout : des hommes, des femmes, des jeunes, des gens plus âgés, de toutes les religions, bourgeois parisiens, habitants des quartiers populaires… de tout ! »
L’homme se fournit exclusivement à la cité Cordon, aujourd’hui au cœur des conflits entre trafiquants, destinée elle aussi à une opération de rénovation urbaine et située à seulement cinq minutes à pied de la mairie. A cinq minutes aussi des stations de métro de la ligne 13 et, depuis près de trois mois, de la toute nouvelle extension de la ligne 14. Une aubaine pour les trafiquants, un casse-tête supplémentaire pour les pouvoirs publics et quelques sueurs froides pour les consommateurs comme Jérôme, régulièrement fouillés aux stations par la police. Pour tenter de décourager les acheteurs, les forces de l’ordre multiplient les opérations de contrôle.
« Dès que je les aperçois, je change discrètement de direction et je marche vers la station suivante », raconte l’habitué.
Pour le reste, plus le trafic est dense, plus la ville est sûre. « C’est une forme de régulation sociale tout à fait détestable, mais c’est la réalité : contrairement aux idées reçues, Saint-Ouen est une ville plutôt tranquille où il y a peu de cambriolages, peu de vols avec violences, peu de vols de voitures, peu d’atteintes aux personnes, les dealers s’en assurent pour ne pas faire fuir le client, précisent les services de police. Vous pouvez vous pointer avec un costard à 3 000 euros, il ne vous arrivera rien. »
Les habitants, eux, souffrent du deal. Ils sont pris en otages au sein de leur propre immeuble par des vendeurs qui annexent et saccagent les cages d’escaliers, exigent des visiteurs qu’ils montrent patte blanche et menacent en amont les éventuelles « balances » ; et par des guetteurs – les « choufs » – qui hurlent le mot code « Arténa » (qui signifie « danger », « laisse tomber », « y a les flics ») dès qu’un véhicule de police pénètre dans la cité. Une bande-son permanente qui empoisonne leur quotidien.
« Midi-midi »
Aux « Boutes », les « portiers » n’hésitent pas à installer leur chaise dans le hall d’entrée tandis que les « charbonneurs » (vendeurs) opèrent dans les étages. Les lieux ont même un nom : le « midi-midi », en référence aux horaires d’ouverture – vingt-quatre heures sur vingt-quatre – mais pas seulement. C’est aussi le nom de la société de production du rappeur Heuss l’Enfoiré et l’un de ses titres-phares, dont le clip filme sans filtre et sans complexe le trafic au sein des tours. Extraits : « On est dans les affaires et ça date pas d’hier », « J’fais des affaires avec tous mes compères », « J’entends midi-minuit, nous c’est midi-midi / On n’a jamais fini, l’rain-té à l’infini », « Qu’est-c’t’es venu chercher, un 10 ou un 10 g, d’la coke ou du shit ? », « La drogue est bonne et forte, ramenée sous bonne escorte », « J’vous laisse dans vos go-fasts, la concurrence est morte ».
Sauf que la concurrence n’est pas morte. Et plus la ville se développe, plus la guerre s’intensifie. L’installation de grandes entreprises (Samsung, L’Oréal, Altavia, EDF, Alstom, Vinci…) draine avec elle son flot de salariés (15 000 par jour, hors périodes de confinement), dont certains sont aussi des consommateurs. Une manne considérable pour les dealers.
Le long des bords de Seine, l’écoquartier des Docks, toujours en cours d’aménagement, est situé à quelques encablures seulement de la cité Arago-Zola, autre « four » de la commune, « qui voit défiler certains vendredis près de 400 personnes, salariés, cadres trentenaires qui viennent faire le plein avant le week-end », raconte un enquêteur de police.
Impossible d’avoir la confirmation par les vendeurs eux-mêmes, ils déclinent très courtoisement toute interrogation : « Nous vous remercions d’être venue, mais nous ne souhaitons pas communiquer sur le sujet », dit l’un d’eux. La réponse du service com d’une entreprise – presque – normale.
Face à cette réalité, le maire, qui se décrit comme « un idéaliste pragmatique », a un objectif : la réappropriation de l’espace public. « Qu’est-ce qu’on fait ?, fait-il mine de s’interroger. On attend le législateur ou on met tout en œuvre pour garantir la sécurité et le bien-être des habitants ? » Au-delà de la multiplication des caméras de vidéosurveillance et du renforcement des effectifs de la police municipale armée (pour atteindre le nombre de trente agents), l’édile lance une brigade de respect du civisme (BRC) ; composée d’une vingtaine de recrues âgées de 25 à 45 ans, « bien habillées, en veste et chemise, c’est hyper-important », insiste l’élu, elle sera chargée de faire régner le calme et la bienveillance dans les rues de la ville ; et de renseigner les forces de l’ordre sur les réalités du terrain où les alliances se font et se défont régulièrement. « La tectonique des plaques du stup ne cesse de bouger depuis plus d’un an, ça va très vite et c’est parfois difficile à suivre, ces agents aideront à avoir une connaissance plus fine de ces mouvements », commente un enquêteur.
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Dans les cités de Saint-Ouen, chacun y va de sa version des règlements de comptes. Le point de deal de la cité Cordon serait historiquement lié aux frères I., récemment interpellés dans une opération de l’Office anti-stupéfiant (Ofast). Celui de l’avenue Michelet, temporairement déstabilisé par une importante opération policière conduite en janvier, serait pour sa part géré par un homme se faisant appeler « Marlo », proche de « Malsain », en hommage à l’un des trafiquants de la série américaine The Wire qui raconte avec un réalisme saisissant le trafic de stupéfiants dans la ville de Baltimore (Maryland). Très récemment enfin, le point de Charles-Schmidt aurait été repris à « Malsain » par ce qu’il reste de l’équipe de « Cyborg », entraînant de nouvelles rixes le 28 février, faisant deux blessés à l’arme blanche.
« Armées de larbins »
Selon le parquet de Bobigny, huit enquêtes concernant le trafic à Saint-Ouen sont aujourd’hui menées par des services spécialisés. Au quotidien, celles en flagrant délit oscillent entre trois à huit par jour. Depuis la mort de Mohamed G. en août 2019, quatre homicides (dont un double) en lien avec le trafic ont eu lieu à Saint-Ouen, tandis que le nombre de tentatives d’homicide s’élève à quatorze et celui des enquêtes ouvertes pour des projets d’assassinat à trois. « Ce genre d’exacerbation des tensions sur les lieux de deal est cyclique », dit la procureure de Bobigny, Fabienne Klein-Donati, notant toutefois que « s’il y a eu dans l’histoire des périodes identiques, la conjonction est différente aujourd’hui avec les questions posées par la rénovation urbaine ».
Mme Klein-Donati se souvient ainsi qu’un an après son arrivée dans l’un des parquets les plus difficiles de France, elle avait déjà coordonné, en 2015, un « projet stratégique pour Saint-Ouen ». Elle refuse toutefois le fatalisme. « Le trafic, il existe toujours, il est florissant. Mais par moments, il est empêché. Ce n’est pas neutre. La lutte vaut le coup pour tous ceux qui subissent les conséquences du trafic », dit-elle.
Outre les nuisances et les incivilités quotidiennes, elle rappelle les balles perdues et met en exergue un phénomène en pleine émergence : l’appel de plus en plus courant, à l’instar d’autres secteurs économiques, à la main-d’œuvre immigrée. Interchangeable, sans valeur aux yeux des trafiquants – qui les font parfois dormir sur place, dans les cages d’escaliers –, elle vient grossir les rangs des « armées de larbins payés au lance-pierre qui font tourner les points de vente », décrit un médiateur..
Contrairement aux idées reçues, au bas de l’échelle, « choufs », « charbonneurs », « rabatteurs » et « portiers » peinent à empocher l’équivalent du smic, comme le démontrent les études réalisées par l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (« Estimation des marchés des drogues illicites en France », 2016) ou par le sociologue Marwan Mohammed (« L’implication des mineurs dans le trafic de stupéfiants », 2016).
Qu’importe, aux « Boutes », vendeurs et acheteurs continuent de s’ambiancer au son des hymnes de Heuss l’Enfoiré qui raconte leur quotidien dans Les cités d’France : « Allons enfants de la patrie, y a du bon jaune qu’est arrivé. J’entends “Arténa”, ça crie, le gérant fait que d’trafiquer. »
Louise Couvelaire et Simon Piel
Source : Lemonde.fr