Par Stéphanie Benz et Victor Garcia, publié le
Expérimentée en France avant la fin de l’année, l’herbe fait désormais figure de remède miracle dans un très grand nombre de pathologies. Qu’en est-il vraiment ?
Si ce n’était un mauvais jeu de mots, Nathalie Richard pourrait dire que son téléphone fume. « Pas un jour ne passe sans que je ne reçoive des appels à propos du cannabis thérapeutique », raconte la directrice adjointe des médicaments en antalgie à l’Agence nationale de sécurité des médicaments (ANSM). Agriculteurs, fabricants, distributeurs… Tous espèrent obtenir auprès d’elle des conseils pour grignoter une part du marché prometteur qui s’ouvrira bientôt en France.
Utilisé depuis des temps immémoriaux – des archéologues viennent d’en retrouver des traces dans un site chinois vieux de 2 500 ans ! -, le cannabis figurait à la pharmacopée française jusqu’en 1953. Classée quelques années plus tard comme stupéfiant par l’ONU du fait de ses propriétés psychotropes, l’herbe fut alors interdite un peu partout dans le monde. Jusqu’à ce que, dans les années 1990, les malades du sida aux Etats-Unis relancent le débat sur ses vertus thérapeutiques. Depuis, sous la pression de patients, de médecins, mais aussi des producteurs, une quarantaine de pays ont légalisé son recours à visée médicale. Et, en février dernier, l’Union européenne et l’Organisation mondiale de la santé ont, coup sur coup, encouragé les Etats à fournir aux malades un accès légal et sûr à la plante.
En France aussi, les patients, contraints pour l’instant de se fournir sur le marché noir ou à l’étranger, ont fini par se faire entendre. La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a demandé en mai 2018 à l’ANSM de se saisir de la question, et un comité d’experts indépendants a été missionné afin de fixer le cadre d’une expérimentation qui devrait débuter en fin d’année. Cinq indications seulement seront éligibles : épilepsie, douleurs neuropathiques, spasticité musculaire dans la sclérose en plaques, soins palliatifs et soins de support en oncologie. Les conditions de cette première mise à disposition de la plante, dévoilées le 19 juin, sont strictes. La forme fumée se verra interdite, les patients se trouveront inclus dans un registre national et, surtout, la prescription sera réservée à des médecins volontaires et obligatoirement formés. Des restrictions visant à sécuriser la prescription, la distribution, mais aussi à décourager les potentiels détournements vers une consommation récréative.
LE DÉFI : TROUVER LA POSOLOGIE ADÉQUATE
Une chose est sûre, cette ouverture crée un bouillonnement inédit. Dans les colloques, les médias ou sur Internet, l’herbe se pare de toutes les vertus. Au-delà des indications retenues pour l’expérimentation, certains lui prêtent une utilité contre le cancer, Parkinson, l’anxiété, le glaucome, les troubles du sommeil, la dépression… Mais une seule plante peut-elle vraiment traiter autant de pathologies? « C’est un peu comme si je vous disais que je possède un médicament soignant les fractures, la grippe, le cancer du sein. Cela ne paraît pas rationnel », s’amuse le Dr Pier Vincenzo Plazza, président d’Aelis Farma, une société de biotechnologie spécialisée contre l’addiction. Dans les faits, le chanvre ne guérit pas directement les maladies, mais il peut temporairement soulager les patients en agissant sur certains de leurs symptômes. « Après des années de diabolisation, nous tombons dans l’excès inverse. Le cannabis devient presque une panacée, alors que c’est loin d’être le cas, même s’il existe des effets thérapeutiques intéressants », insiste Giovanni Marsicano, chercheur au Neurocentre Magendie à Bordeaux. En réalité, plusieurs décennies d’interdiction ont freiné la recherche, et il reste aujourd’hui beaucoup d’inconnues.
La plante elle-même garde ses mystères. « Elle contient près de 80 cannabinoïdes et, mis à part le tétrahydrocannabinol (THC), les autres ont été peu étudiés – même le cannabidiol (CBD), dont le potentiel thérapeutique suscite aujourd’hui de grands espoirs, note Margaret Haney, directrice du laboratoire de recherche sur le cannabis de l’université Columbia (Etats- Unis). Mais nous avons beaucoup à apprendre sur les mécanismes d’action de ces composés et leurs interactions. » Ainsi, trouver la posologie adéquate reste une gageure : « Pour une seule molécule, c’est déjà compliqué, mais quand il y en a plusieurs et qu’elles présentent des synergies, ça l’est encore plus », résume Nicolas Simon, pharmacologue et président de l’Association nationale de prévention en alcoologie et addictologie. Même la question de savoir s’il vaut mieux utiliser la plante, ou les molécules qui en sont extraites, continue de faire débat…
Plus étonnant, en réalité, assez peu de données scientifiques apportent la preuve de l’efficacité du cannabis – y compris pour certaines des pathologies incluses dans l’expérimentation française. « Il y a beaucoup de publications qui rapportent des suivis de cohortes de patients à l’étranger. Mais, de façon générale, nous manquons d’études rigoureuses contrôlées », reconnaît Nathalie Richard, de l’ANSM. Ainsi, si un effet sur le nombre et l’intensité des crises dans l’épilepsie de l’enfant a été bien démontré, il n’en va pas de même dans la douleur.
Une méta-analyse du groupe Cochrane, la Rolls de l’évaluation scientifique, portant sur les douleurs neuropathiques (liées à la lésion d’un nerf) a montré que 21 % des patients traités avec du cannabis voyaient leur souffrance diminuer, contre 17 % avec un placebo. Une différence modeste, en décalage avec les retours positifs de nombreux malades : « Cela peut s’expliquer par le côté relaxant de la plante, qui rend la douleur plus supportable. A ne pas confondre avec l’action antalgique, qui la supprime, explique le Pr Nadine Attal, cheffe de service à l’hôpital Ambroise-Paré. Cet effet existe probablement avec le cannabis, mais de façon partielle. » Dans ces conditions, pourquoi en autoriser la prescription ? « Pour élargir la palette thérapeutique, afin de soulager des patients lorsque les autres traitements ne fonctionnent pas », plaide le Pr Nicolas Authier, qui préside le comité d’experts de l’ANSM.
Avec l’ouverture du marché, les connaissances devraient toutefois s’étoffer. Les industriels, conscients que le manque de données représente un frein pour leur business, ont tous lancé des études cliniques. Emmac, un nouvel acteur européen, s’intéresse par exemple à l’effet de la plante sur l’athérosclérose, et à celui du CBD sur le système immunitaire. Les universitaires ne sont pas en reste. Alors que des patients recourent déjà de façon informelle au CBD sous forme liquide contre les douleurs, ou aux joints contre les symptômes de Parkinson, deux études vont être lancées en France dans ces domaines.
A l’étranger, de récents travaux laissent penser que le CBD pourrait être utile… dans le traitement de la schizophrénie. « C’est un paradoxe, car on sait que le cannabis peut aggraver les psychoses », souligne le Pr Pierre- Michel Llorca, chef du service de psychiatrie du CHU de Clermont-Ferrand. Mais, pris isolément, le CBD semble renforcer l’efficacité des antipsychotiques sur certains troubles (désorganisation de la pensée, perte de motivation…). A des stades très précoces, il apporterait aussi, à lui seul, une amélioration de ces symptômes. « C’est prometteur, souligne le Pr Llorca, car les traitements actuels agissent surtout sur les idées délirantes et les hallucinations. » Dans un autre domaine, selon une étude parue le 23 juin, cette même molécule pourrait aussi avoir des propriétés antibiotiques!
Mais combien de patients seront réellement concernés? Impossible à dire aujourd’hui : « Avec l’expérimentation, nous verrons s’il y a une demande des malades et une adhésion des médecins, et de quelle ampleur. Les chiffres qui circulent sont probablement surévalués », assure le Pr Authier. D’autant que le cannabis n’a pas la même efficacité sur tout le monde. « Ces différences entre les individus s’expliquent par les variations dans la production de cannabinoïdes endogènes, c’est-à-dire par l’organisme lui-même, qui agissent sur les mêmes récepteurs que le cannabis », indique Giovanni Marsicano. Les avancées dans la compréhension de ces mécanismes laissent entrevoir la découverte de marqueurs sanguins qui permettront, à terme, de mieux sélectionner les patients.
GARE AUX INTERACTIONS AVEC D’AUTRES MÉDICAMENTS
Un enjeu crucial car, même pris sous forme de médicament, l’usage du cannabis reste potentiellement dangereux. « Les risques d’un traitement au long cours pourraient être les mêmes que ceux auxquels se trouvent exposés les consommateurs à usage récréatif : dépression, suicide, troubles du sommeil, psychoses, notamment aux fortes doses ou si les patients présentent une vulnérabilité individuelle », s’inquiète le Pr Georges Brousse, psychiatre- addictologue et membre du comité d’experts de l’ANSM. Par ailleurs, des interactions avec les autres médicaments pris par les malades restent possibles. « Dans l’épilepsie, le CBD semble augmenter les effets indésirables de la dépakine », note par exemple Patrick Baudru, du conseil d’administration d’Épilepsie France. Des cancérologues viennent aussi de tirer un signal d’alarme. « Des études présentées lors du dernier congrès mondial d’oncologie, fin mai à Chicago, semblent montrer que le cannabis diminuerait l’efficacité de certaines chimiothérapies et des immunothérapies », rapporte le Dr Audrey Lebel, oncologue à Créteil. Une douche froide, car il était jusqu’ici admis que la plante ou ses molécules apaisaient les effets secondaires (nausées, perte d’appétit, anxiété…) des traitements. En attendant des données complémentaires, cet usage pourrait se voir restreint aux périodes où les patients ne sont pas sous chimiothérapie.
A ces questions s’ajoute la peur que le cannabis thérapeutique soit surtout une porte d’entrée vers la légalisation de la marijuana à des fins récréatives, à l’instar de ce qui s’est passé au Canada (voir page 72) ou dans certains Etats américains. Prohibition Partners, un cabinet destiné à « débloquer le potentiel sociétal et commercial du cannabis », proche des producteurs d’herbe, ne s’en cache pas : « Le soutien à la légalisation est renforcé par les preuves médicales, les réussites personnelles et les liens empathiques avec la plante […]. Changer la perception du public sur le cannabis […] est fondamentalement lié à la progression de la réforme juridique », peut-on lire dans son « European Cannabis Report ».
Anecdote révélatrice, une agence de communication en lien avec Prohibition Partners travaille aussi pour le syndicat du chanvre et apporte un soutien « informel » à une toute nouvelle association de malades, le collectif Espoir (im)patient… Enfin, ce n’est sans doute pas un hasard si les députés français en faveur d’une « légalisation encadrée » ont déposé leur projet de loi au moment même de l’aboutissement des travaux de l’ANSM. « Beaucoup de forces poussent aujourd’hui dans cette direction », constate le Dr Nicolas Prisse, président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, inquiet de voir les industriels du tabac et de l’alcool (voir page 69) prendre des parts dans des sociétés de production de cannabis, thérapeutique ou non. « Vont-ils arriver avec les mêmes techniques de lobbying? » s’interroge-t-il.
Pas impossible, au vu de l’invasion du THC et surtout du CBD dans la nourriture ou les boissons aux États-Unis.
« Ici, le marketing a pris le pouvoir au détriment de la santé publique, et c’est très inquiétant », dénonce Margaret Haney. Ces craintes justifient-elles pour autant de priver les malades de ce produit? Malgré les questions qui demeurent, le gouvernement français a tranché, et la réponse est non. S. Bz et V. G.
Source : https://www.lexpress.fr/actualite/societe/sante/le-cannabis-therapeutique-nouvelle-panacee-ou-enfumage_2084947.html