Les quantités de drogue circulant aux Pays-Bas explosent, la violence des groupes qui se disputent son commerce est endémique. Pour couper l’herbe sous le pied des trafiquants, la bourgmestre d’Amsterdam plaide pour la légalisation. Dans la presse, conservatrice ou progressiste, les avis sont partagés.
NON : Cela ne fera que faciliter la consommation
— De Telegraaf (extraits) Amsterdam
Le problème de la drogue est colossal, nous le savons depuis les années 1970. Et depuis presque aussi longtemps, nous nous demandons si la légalisation est une solution. Dans les années 1980 déjà, l’efficacité de la guerre contre la drogue suscitait des débats houleux. Les tenants d’une ligne dure, à droite, souhaitent une politique plus ferme, tandis que les progressistes plaident traditionnellement pour que la liberté prévale.
La loi néerlandaise opère une distinction – et on a longtemps considéré que c’était là sa force – entre drogues dures et douces. D’un côté, elle tolère le commerce et la consommation de haschisch et d’herbe. De l’autre, elle sanctionne durement le trafic de drogues dures comme la cocaïne, l’héroïne ou l’ecstasy, qu’elle considère comme des substances bien plus dangereuses.
La légalisation serait-elle la solution ultime ? Voilà que, depuis quelques semaines, ce vieux débat connaît un nouveau souffle.
Notamment du fait de la bourgmestre d’Amsterdam, Femke Halsema, qui signait récemment une tribune enflammée dans le quotidien britannique The Guardian. À la fin de janvier, elle organisait ensuite, à la destination de maires et de scientifiques, une conférence internationale articulée autour de son plaidoyer pour la légalisation totale de la cocaïne.
Quelques jours plus tard, un club relativement inconnu de membres de la police a également tenu un grand débat. Dans un communiqué de presse intitulé “Les représentants de la loi contre la drogue”, des policiers et autres professionnels expliquent que la politique de lutte contre la drogue “s’enlise sur un chemin de moins en moins praticable”. La liste des intervenants nous apprend, après quelques recherches sur Google, que ce sont, ici encore, majoritairement des partisans de la légalisation qui ont pris la parole.
Banalisation de la consommation de drogue
Le nom le plus notable : Joop de Schepper, qui vient d’être promu chef adjoint de la nouvelle unité enquêtes et interventions de la police nationale. De Schepper, qui pilote désormais la lutte contre le crime organisé, se montre ouvertement favorable à la libéralisation. Aussi sa prochaine rencontre avec ses partenaires internationaux – notamment, aux États-Unis, le FBI et la Drug Enforcement Administration – ne sera-t-elle pas piquée des hannetons. Il faudra maintenant compter avec ce Néerlandais convaincu que nous devons cesser de nous battre contre les barons internationaux de la cocaïne. Tout comme Mme Halsema, M. de Schepper veut “réglementer” le secteur des drogues dures et espère que, sitôt la cocaïne et l’ecstasy en vente libre à la supérette du coin, les trafiquants de drogue se mettront à la recherche d’un boulot comme il faut.
Pour les partisans de Halsema et de de Schepper, la narcocriminalité est le fruit de nos politiques répressives. Mais ne se pourrait-il pas plutôt que la hausse du trafic de stupéfiants découle de la banalisation de la consommation de drogue dans notre société ?
Les trafiquants profitent simplement de la flambée de la demande en cocaïne et autres stupéfiants. Le fait est qu’aujourd’hui les jeunes grandissent avec l’idée qu’une ligne de coke ou une pilule d’ecstasy font partie de la vie. La nouvelle génération ne connaît aucune limite à l’usage de la drogue. Ne vaudrait-il donc pas mieux commencer par là, au lieu de parler de légaliser – ce qui reviendrait en pratique à réduire encore davantage les entraves à la consommation de drogue ?
Je partage l’avis de Halsema et de de Schepper lorsqu’ils disent que notre politique doit changer. Je les félicite également d’avoir attiré l’attention sur cette question. Ils font ce que La Haye omet de faire, à savoir mettre le doigt sur un problème qui détruit des quartiers entiers, corrompt notre société, déclenche une explosion de la violence et ruine la vie des toxicomanes et de leurs familles.
Mais commençons plutôt par essayer de faire chuter la consommation de drogue. Par décourager l’usage de la cocaïne et autres, comme cela se fait déjà pour l’alcool et les cigarettes chez les jeunes. Par améliorer la prévention et la prise en charge des addictions. Et par impliquer les relais de la société civile dans la sensibilisation aux risques.
Et surtout, cessons de croire qu’il suffira de lever les sanctions pour mettre fin à un système criminel qui repose tout bonnement sur un principe d’offre et de demande.
— John van den Heuvel,
OUI : Il faut suivre l’évolution de la société
— De Volkskrant (extraits), Amsterdam
Femke Halsema a évidemment tout à fait raison. Toute personne qui prétend porter sur les drogues un regard rationnel et dénué d’idéologie ne peut qu’arriver à la conclusion que la régulation est la seule voie possible. La guerre contre la drogue coûte actuellement des milliards et des milliards d’euros, sans succès ; on ne pourra la gagner qu’en coupant l’herbe sous le pied des criminels. Toute autre méthode est désespérément vouée à l’échec, nous le savons depuis la prohibition, aux États-Unis.
Entre-temps, en charriant des sommes vertigineuses et une violence extrême, le trafic de drogue menace de corrompre notre démocratie – si ce n’est pas déjà le cas.
Les quatre partis [du centre à l’extrême droite, qui négociaient jusqu’à récemment] en vue de former un gouvernement plaident, eux, pour un renforcement de la répression. Non seulement parce qu’ils sont opposés à toute idée sensée – d’autant plus si elle est étayée par la science –, mais aussi et surtout parce que l’appel vient d’Amsterdam, et de sa maire de gauche. Eh oui, même si la capitale décidait tout à coup de décerner un prix à toute personne qui convaincrait un demandeur d’asile de rebrousser chemin, le Parti pour la liberté [de Geert Wilders, extrême droite] et le Mouvement paysan citoyen seraient encore contre. Parce que : Amsterdam. Parce que : Halsema.
Avec cette attitude butée, ils sous-estiment pourtant la tolérance des Néerlandais à l’égard de la consommation de drogue, même au sein de l’électorat de droite. Les écarts dans les habitudes de consommation se sont en grande partie résorbés, que ce soit entre individus dotés d’un bas ou d’un haut niveau d’instruction, ou entre zones urbaines et rurales.
Dilan Yesilgöz reproche aux propositions de Halsema d’être dignes de discussions de comptoir, ce qui ne manque pas de cocasserie pour une dirigeante du Parti populaire pour la liberté et la démocratie [VVD, droite libérale]. Car s’il y a une chose que les membres du VVD apprécient, outre prendre un verre au comptoir, c’est bien les modèles économiques solides, et nul doute que la libéralisation des drogues dures en est un. En retirant aux trafiquants leur activité, les autorités économiseraient en effet des sommes vertigineuses, puisque environ 80 % des moyens de la police sont consacrés à la lutte contre la narcocriminalité. L’État engrangerait aussi de nouvelles recettes fiscales, dont des accises, qu’il pourrait consacrer à l’amélioration de la prévention et des soins pour les personnes dépendantes.
Habitant en Suède, où la chaîne de magasins d’État Systembolaget détient le monopole de la vente de boissons alcoolisées, il ne m’est pas difficile d’imaginer à quoi pourrait ressembler une telle chaîne dans le secteur de la vente de drogue. Je me demande d’ailleurs si l’on n’hésitera pas davantage à acheter de la drogue quand il faudra pour cela se rendre dans un magasin, le rouge aux joues, alors qu’actuellement les dealeurs contactés sur WhatsApp livrent à domicile avec une commodité et une rapidité bluffantes.
Évidemment, réglementer ne peut se faire du jour au lendemain. Mais nulle part ailleurs sur cette planète la consommation de drogue n’est à ce point normalisée dans toutes les couches de la société. Ce qui confère aux Pays-Bas une certaine responsabilité de s’ériger en pionnier. Nos problèmes de toxicomanie ne sont en outre pas pires qu’ailleurs. Dès lors, nous nous trouvons dans une position unique pour donner le la et mettre fin à la distinction totalement arbitraire entre les produits légaux comme l’alcool et les drogues illégales.
La légalisation et la réglementation de drogues comme la cocaïne et l’ecstasy, et avec celles-ci la fin d’une narcocriminalité abjecte, n’est une mesure ni “molle” ni “de gauche” : c’est un acte libéral et pragmatique. Soit dit en passant, si les partis qui aspirent à former un gouvernement se préoccupent réellement de la santé publique, qu’ils se concentrent sur cette addiction qui mine vraiment la vie des (jeunes) Néerlandais : leur téléphone.
— Sander Schimmelpenninck
Source courrierinternational.com