Dans les séries ou dans la vraie vie, les femmes consomment désormais du cannabis de manière décomplexée.
« Tu viens juste de sortir un sac d’herbes de ton vagin », dit Abbi à Ilana, son amie de toujours avec qui elle fait les 400 coups dans la ville qui ne dort jamais. Cette scène est ce qu’il y a de plus banal dans Broad City. Diffusée sur Comedy Central, la série vient de sortir son ultime épisode après cinq ans de bons et loyaux services, et fait partie des programmes qui ont contribué à changer l’image de la consommation du cannabis sur le petit écran.
En particulier celle des femmes. Ilana Wexler et Abbi Abrams, dans la fin de leur vingtaine, new-yorkaises et galériennes hors-pair, représentent cette génération de femmes modernes qui fument comme elles pourraient boire de l’eau, de manière quotidienne et régulière.
Des femmes et de l’herbe
Dans la vraie vie, fumer de la weed n’est pas toujours perçu de manière aussi cool que dans une série comme Broad City. Si Émeline, journaliste de 27 ans, n’a pas peur de l’image vulgaire que ça peut renvoyer – « C’est vraiment la dernière des choses qui va me décourager à fumer. Je n’ai aucun problème à dire que j’en consomme », assure-t-elle– pour Marie, 24 ans, c’est différent : elle considère même que c’est « stigmatisant ». « On me répète souvent que ça mène aux drogues dures et les gens ont tendance à penser que je suis fainéante donc je n’ose pas vraiment en parler, parce que dès que je vais commettre une erreur, même la plus minime comme faire tomber un objet, on va me renvoyer ma consommation à la figure, estimant que je suis forcément défoncée. »
Fati*, elle, ne souhaite pas être réduite à ça : «J e ne veux pas que ça me définisse comme si mon identité était caractérisée par le fait de fumer de la weed. Moins de dramatisation de cette drogue ne ferait pas de mal, au même titre que les corrélations clichées qui l’associent au cool dans certaines séries ».
Pourtant des femmes qui fument de l’herbe, il y en a énormément. Mais pendant plusieurs années, cette consommation était liée à une image très masculine, subversive et parfois même dangereuse. Aux États-Unis, depuis que de nombreux États l’ont légalisée comme la Californie ou le Michigan (trente-trois pour un usage médical, dont dix pour un usage également à but récréatif), il y a tout un marché qui s’est ouvert, les femmes étant les premières sur le devant de la scène. De sa visibilisation sur les réseaux sociaux avec des comptes Instagram comme Miss Marijuana qui se présente comme un « site de lifestyle sur le cannabis pour les femmes de plus de 21 ans », jusqu’à des conférences qui font la lumière sur la prospective du cannabis, notamment dans le secteur de la beauté. Par exemple, le magazine féminin américain The Coveteur a organisé en février 2019 l’événement « Women in Cannabis », présentant les principales actrices de l’industrie aux États-Unis.
«Weeds», la pionnière du genre
Avant Broad City, une autre série mettait en avant cette drogue dite douce. En 2005, Weeds créée par Jenji Kohan (créatrice de la série Orange is the new black) débarquait sur Showtime et présentait au monde Nancy Botwin, une mère fraîchement veuve, qui commence à vendre du cannabis pour subvenir aux besoins de ses enfants, à la suite du décès de son mari. De débutante un peu gauche, elle finira par devenir une pro de la drogue, usant de sa candeur pour parvenir à ses fins. Si la série a révolutionné le genre, c’est qu’elle a apporté une nouvelle image des femmes dans ce milieu habituellement très masculin. Voir une femme à la télé en baronne de la drogue, ce n’est pas anodin et ça permet aussi de désacraliser le mythe du dealer louche.
Beaucoup de femmes se procurent de la drogue par elles-mêmes comme Laurène*, maquilleuse professionnelle qui va à Clignancourt ou à Saint-Ouen : « Tout dépend de ma localisation mais j’en trouve toujours. Ici ou à l’étranger », raconte-t-elle. D’autres sont plus méfiantes comme Marine*, qui préfère passer par son copain plutôt que d’y aller seule.
Camille*, 28 ans, graphiste parisienne, a commencé à fumer très tard, principalement pour un « éveil spirituel » et s’est retrouvée dealeuse pour « rendre service à un ami », se faisant environ 400 euros par semaine. Elle nous explique : « C’était incroyable de s’occuper des plantes à l’état brut, de les laisser sécher et ensuite d’enlever la résine de cannabis pour faire du shit et de la weed. On a rempli une chambre de pots en verre, j’ai gardé des photos en souvenir tellement c’était fou ! Je faisais partie d’un collectif qui organisait des soirées underground dans des squats. J’étais la seule véhiculée de la bande, ils me filaient donc une liste d’adresses et de numéros de téléphone et j’étais en autonomie toute la journée avec une quantité limitée. C’était vraiment cool, je rencontrais des personnalités totalement différentes, beaucoup de femmes et la plupart du temps des cadres qui voulaient lâcher la pression en fin de journée. J’ai arrêté au bout de quatre mois environ, je commençais à devenir parano et penser que j’étais suivie donc j’ai préféré stopper tout ça pour mon bien-être mental ».
Aujourd’hui, pour éviter des « stress », nombre de personnes s’approvisionnent, comme Camille, via des organisations qui promettent du cannabis « bio » en les contactant par WhatsApp et sous forme de parrainage. « Il y a beaucoup de femmes livreuses dans cette organisation, elles viennent chez toi en moins d’une heure avec des dizaines de variétés et des conseils sur les effets. » Un procédé qui n’est pas sans rappeler celui de la série planante High Maintenance (HBO), où un homme au look de hipster livre sur son vélo toutes sortes de drogues à ses milliers de clientes et de clients dans un New York éclectique et réaliste, permettant d’illustrer le parcours d’individus aux vies diamétralement opposées dont le cannabis sera le ou l’un des dénominateurs communs.
Drogues en série
Pour Delphine Rivet, journaliste spécialisée dans les séries chez Biiinge by Konbini, « ce qui a surtout changé, c’est la légalisation en Californie qui a été la rupture entre un avant et un après. Les hommes qui fument des joints dans les séries ont toujours été montrés comme marginaux ou un peu solitaires, à rester sur le canapé. Aujourd’hui, les femmes qu’on voit fumer le font d’une manière très casual, comme ce fameux verre de vin rouge que boit Olivia Pope dans Scandal ou Alicia Florrick dans The Good Wife. On voit aussi de plus en plus cette image de la mère au bord du gouffre qui a toute la charge mentale de la famille et qui consomme du cannabis tel un antidépresseur. Cette dimension plus médicale apparaît ainsi comme beaucoup moins glauque que celle qu’on a pu accoler aux hommes pendant longtemps ».
De manière plus globale, la weed s’est implantée dans la pop culture, la rendant plus accessible et surtout moins taboue. Vice a été le premier média à s’y intéresser de près, avec de nombreux articles consacrés au sujet et des émissions comme « High & Fines Herbes » présentée par les rappeurs Caballero et JeanJass, invitant d’autres rappeurs à « cuisiner » du cannabis, diffusée sur Viceland. Ou encore les interviews « Sandwich » de Konbini, le tout avec des femmes quasi inexistantes. Des podcasts lui font la part belle, comme Banana Kush, « e podcast des cultures du cannabis » qui a consacré un épisode aux femmes dans « De la weed et des meufs ».
Depuis, on voit des séries ou des épisodes dont la trame est plus ou moins centrée sur le cannabis, mettant en avant des profils de tous types et notamment des femmes. Disjointed, Mary+Jane, The Highcourt ou encore High Maintenance, celle qui connaît le plus grand succès. « Les séries l’ont normalisé, en ôtant le côté moralisateur. Aujourd’hui, une femme avec un joint ça ne surprend personne. Voir Issa Dee dans Insecure ou Hannah Horvath et ses copines dans Girls fumer, ça va avec le package de la femme cool. Les autrices émergentes de séries apportent une nouvelle dimension à l’image du “stoner” », explique Delphine Rivet. Avant d’ajouter qu’« a contrario, la weed a même une meilleure image que la cigarette –par exemple aux États-Unis– qui pour nous en France est complètement intégrée. Ici, on associe beaucoup le cannabis à l’adolescence ou à ce côté interdit ».
Quand cannabis rime avec santé mentale
Effectivement, en France, c’est plus compliqué, puisque c’est illégal (d’après le code de la santé publique et le code pénal) et donc entouré d’un certain tabou, notamment pour les femmes. Pour beaucoup d’entre elles, la consommation a commencé jeune, au lycée, souvent pour faire «comme les copains» ou « comme dans les clips de rap américains », confie l’une de celles que nous avons interrogées. Et ce de manière plus ou moins régulière, allant de quelques fois par mois jusqu’à tous les jours pour certaines, et le plus souvent le soir.
À l’âge adulte, les raisons données sont plus psychologiques. Le cannabis aide par exemple Mélanie* à gérer sa dépression, après l’échec d’une prise d’anxiolytiques : « Ça m’apaise et ça me permet de me recentrer quand je vrille », dit-elle. Pour Lydia*, c’était pour se concentrer et se calmer quand elle était en terminale, et aujourd’hui, elle fume pour s’endormir le soir. Quant à Lucie*, l’effet est probant : « À force de fumer, j’ai commencé à ressentir des effets positifs qui s’apparentaient à de la détente et du calme. Plus généralement, j’ai remarqué un changement global de mon humeur. J’ai fait une dépression lourde il y a huit ans et j’ai été soumise à plusieurs épisodes de rechute. Je n’ai jamais souhaité suivre de traitement et je me suis toujours refusée à consommer des antidépresseurs. Depuis que je fume quotidiennement, je n’ai plus eu aucune rechute. Néanmoins, je ne sais pas si c’est vraiment lié ou s’il s’agit d’un effet placebo. Aujourd’hui, j’ai du mal à me voir arrêter complètement car j’ai peur des résultats. L’année dernière, j’ai stoppé la weed pendant un mois et je n’ai pas arrêté de faire des cauchemars chaque nuit. C’était une très mauvaise période ».
« Je me rends compte que j’ai un rapport tout de même addictif à la weed et que même si ça m’aide à dormir, ce n’est jamais un sommeil de bonne qualité »
Maria Melchior, directrice de recherche, épidémiologiste, spécialiste des déterminants sociaux et familiaux de la santé mentale et des conduites addictives à l’Inserm, a un autre son de cloche : « De nombreuses personnes fument désormais du cannabis pour l’anxiété ou améliorer des troubles du sommeil, mais il y a maintenant des études qui montrent que si des effets bénéfiques peuvent être observés à court terme, c’est l’inverse, la consommation de cannabis est liée à la survenue de troubles dépressifs». Avant de préciser que les femmes sont «deux fois moins sujettes au risque d’addiction au cannabis ou à d’autres drogues que les hommes ».
Lisa* fait partie de celles qui ont conscience de la possible addiction. Enceinte de quelques mois, elle a décidé d’arrêter le temps de sa grossesse. « Je me rends compte que j’ai un rapport tout de même addictif à la weed et que même si ça m’aide à dormir, ce n’est jamais un sommeil de bonne qualité. Je pense que j’essaierai de ne pas reprendre quand j’aurai accouché. En tout cas j’essaierai de ne pas en avoir à la maison. »
Le cannabis sous forme de CBD – abréviation du terme « cannabidio », la molécule issue du plant de chanvre et à l’origine de la résine de cannabis – est légal en France. Disponible un peu partout, sur internet principalement, il est souvent utilisé pour calmer des crises d’angoisse, des inflammations, des nausées ou de l’anxiété. C’est précisément là que le futur du cannabis et de ses dérivés se dessine en Europe et dans le reste du monde, faisant la lumière sur ses potentiels bénéfices sur la santé, notamment celle des femmes.
C’est l’un des principaux objectifs de Cannabis Feminist, une entreprise créée par Jessica Assaf, qui met en avant les relations étroites entre le féminisme et la consommation de cannabis, illustrant des femmes qui s’assument et trouvent un équilibre dans leur vie grâce à leur consommation. Elle vient de lancer le magazine Prima pour visibiliser lesdits avantages autour du bien-être, avec une approche scientifique, des recettes, des reportages chez des personnes qui cultivent et des portraits de personnalités publiques qui fument. D’après elle, l’industrie du cannabis a le plus fort taux de femmes occupant des postes à responsabilité aux États-Unis (27%). Déjà en 2015, le média américain Newsweek affirmait que cette industrie pourrait devenir le premier secteur à générer des milliards dirigé exclusivement par des femmes.
*Les prénoms ont été changés.
Source : slate.fr