Le recrutement de mineurs en fugue ou isolés offre aux réseaux une main-d’œuvre qui a l’avantage de ne connaître personne, et d’être facilement contrôlée.
Par Luc Leroux publié le 19/09/2019
Un adolescent fugueur âgé de 16 ans, séquestré toute une nuit et brûlé au chalumeau, le 13 août, dans une cave de la cité Félix-Pyat. Un revendeur de drogue, 16 ans lui aussi, assassiné par des hommes armés sur son lieu de « travail », le 4 août, dans le quartier des Crottes. En avril, c’était un garçon de 14 ans, dealer depuis une année, qui était agressé, avec son cousin, frappé à coups de crosse sur le crâne. Transporté à l’hôpital entre la vie et la mort, il a survécu mais avec une infirmité permanente.
Alors que le nombre de victimes de règlements de comptes liés au trafic de stupéfiants connaît, pour l’heure, une décrue à Marseille et dans sa région – neuf morts depuis le début de l’année contre vingt-trois en 2018 –, de plus en plus de faits divers mettent en lumière l’implication des mineurs dans les trafics de drogue. Un phénomène qui, s’il remonte à une dizaine d’années, préoccupe les autorités judiciaires.
« Parmi les “ouvriers” des réseaux, la part des mineurs est devenue importante, atteste un magistrat. Il est arrivé d’interpeller des guetteurs âgés de 12 ou 13 ans. » Au sein de l’établissement pénitentiaire pour mineurs de La Valentine, à Marseille, 28 % des jeunes détenus sont incarcérés pour des infractions à la législation sur les stupéfiants, deux fois plus que la moyenne nationale.
Placés aux avant-postes des trafics dans les cités, ils sont « choufs » – guetteurs payés 50 euros la journée – ou « charbonneurs » – vendeurs rémunérés une centaine d’euros par vacation – et sont donc à même d’être plus facilement interpellés que les organisateurs, mais aussi d’être victimes de règlements de comptes sur fond de guerre de territoires.
Kebabs et PlayStation
« Il y a toujours eu de nombreux mineurs en fugue qui échouent à Marseille, témoigne un éducateur spécialisé, qui préfère conserver l’anonymat. Dans le même temps, ces dernières années, les réseaux de stupéfiants se sont implantés durablement et, aujourd’hui ces deux phénomènes se percutent. » Le recrutement de mineurs en fugue ou de mineurs étrangers isolés offre aux réseaux en place une main-d’œuvre qui a l’avantage de ne connaître personne, à la différence de jeunes Marseillais qui, implantés dans leur cité, pourraient parler aux policiers en cas d’interpellation.
Les « recruteurs » recourant à cette main-d’œuvre jeune mettent en avant le traitement judiciaire plus clément des mineurs, au moins lors des premières interpellations. Même si les choses changent : depuis deux à trois ans, des juges pour enfants ont été habilités « criminalité organisée » pour juger des mineurs impliqués dans les réseaux.
La gare Saint-Charles est un point de recrutement. Parfois, l’embauche s’est faite en amont, par le biais des réseaux sociaux ou par le bouche-à-oreille et un jeune arrive à Marseille avec la consigne de prendre telle ligne de bus, de descendre à tel arrêt où il sera récupéré par les trafiquants. « Ils sont hébergés dans des hôtels pourris de bord d’autoroute ou dans des squats, explique l’éducateur. Les kebabs sont payés et le soir, c’est le Graal, ils ont la PlayStation. C’est comme cela que le piège se referme. »
Mais ces jeunes débarqués d’Avignon, Vaulx-en-Velin (Rhône) ou d’ailleurs, ignorent les codes et la violence qui règnent dans ces « entreprises ». A l’image de ce garçon de 16 ans, fugueur d’un foyer de Chartres où un juge des enfants l’avait placé. Dès son arrivée à Marseille, il s’est retrouvé à vendre de la drogue dans la cité des Micocouliers. Le 9 août, il est interpellé mais parvient à dissimuler une partie du contenu de sa sacoche. Placé dans un foyer marseillais qu’il quitte aussitôt, le garçon récupère rapidement la drogue cachée et décide d’aller la vendre, « en free-lance » dit-il, dans une autre cité. Les trafiquants en place le conduisent dans une cave où il est ligoté, frappé et brûlé au chalumeau sur les parties génitales et les bras.
L’enquête ouverte pour séquestration accompagnée de tortures et d’actes de barbarie n’a pas permis pour l’heure d’interpeller les auteurs des faits. « Tout cela pour s’être affranchi des règles et être allé vendre du cannabis sur un territoire où il n’était pas autorisé… C’est ignoble, s’indigne un magistrat. Au-delà des brûlures, le traumatisme psychologique est énorme chez ce garçon de 16 ans déjà grandement perturbé. Mais c’est aussi emblématique de l’évolution des méthodes des trafiquants. On est dans le capitalisme sauvage du XIXe siècle. »
Kalachnikov sur la tempe
Le procès d’un de ces réseaux devant la chambre correctionnelle spécialisée, au début de l’été, a illustré les violences psychologiques et physiques auxquelles sont soumises les petites mains du trafic. Des accusations de vol – parfois infondées – avaient entraîné un coup de couteau dans la cuisse de l’un, la séquestration dans une cave afin d’obtenir le remboursement de la somme dérobée sous la forme d’un travail gratuit pour un autre. Même « sanction » lorsqu’un mineur est interpellé et la marchandise saisie par la police. Parce qu’« il y a des jeunes qui meurent pour rien », un charbonneur de 17 ans avait refusé d’avouer aux policiers qu’il avait été séquestré par ses employeurs dans une cave, avec une kalachnikov posée sur la tempe.
Son père, informé qu’on reprochait un vol à son fils, avait versé 1 000 euros aux chefs du réseau en dédommagement. « Mon fils a eu la peur de sa vie, il est resté caché trois jours dans un hôtel », avait-il témoigné devant les policiers. Un autre mineur du même réseau avait été arrêté alors que son visage portait les traces d’une récente correction. Pour s’être fait interpeller, il avait été obligé de travailler sans être payé afin de « rembourser la dette ». L’auteur des coups avait minimisé les faits devant les juges : « C’était pas frapper vraiment, c’était deux, trois gifles, un peu secoué… C’est un minot. » Sur les écoutes téléphoniques lues à l’audience, son « supérieur » avait été clair : « Démontez-le ! Faut le démonter ! »
Selon l’éducateur spécialisé, les coups et les menaces ne seraient pas les seuls sévices dont les mineurs feraient l’objet dans ces entreprises du shit : « Quand on leur parle de violences à caractère sexuel, il y a des yeux qui se baissent. » Selon ce professionnel au contact quotidien des jeunes dealers, « leur seul moyen de s’en sortir c’est d’être embarqué par la police ». Ceux qui veulent sortir du trafic ne fuient pas lorsqu’un guetteur lance le fameux « ara », cri annonçant l’arrivée de policiers sur le point de vente. Ceux qui ne sont pas originaires de la ville sont raccompagnés chez eux par les éducateurs judiciaires. « Les jeunes Marseillais attendent, eux, d’avoir vendu la marchandise et remis l’argent au collecteur pour se faire interpeller afin de ne pas se retrouver en dette avec le réseau. »
Source : Le Monde