Cinquante ans après la loi de 1970 réprimant l’usage et le trafic de stupéfiants, l’action publique ne protège en rien la jeunesse des risques du cannabis, constate le sociologue, qui préconise la légalisation et non pas la dépénalisation.
Tribune. Dans un entretien publié par Le Figaro dans son édition du 19 avril, le président de la République s’est déclaré très défavorable à la dépénalisation des usages du cannabis, affirmant que « les stups ont besoin d’un coup de frein et pas d’un coup de publicité ».
Si la dépénalisation, qui est une mauvaise solution parce qu’elle ne touche pas à la production et au trafic, suscite l’hostilité d’Emmanuel Macron, la légalisation est évidemment encore moins envisageable. Or, c’est elle qui devrait être au centre d’un débat politique jusqu’à présent inexistant.
Malheureusement, le président a adopté ce ton assertif et moralisateur qui caractérise la pensée des gouvernements successifs depuis des décennies, ton qui délégitime tout débat au nom du slogan vague qu’est la protection de notre jeunesse. Or, un débat est essentiel en démocratie parce qu’il permet de clarifier devant l’opinion les raisons de changer ou de ne pas changer de politique. Ce débat est d’autant plus nécessaire que les Français et, surtout, les addictologues (qui sont quand même en première ligne des problèmes sanitaires et psychologiques) sont favorables au changement.
Notre législation sur les stupéfiants date de 1970. Prévoyant la répression pénale de l’usage et du trafic, elle a pour objectif de s’attaquer en même temps à l’offre et à la demande. Cinquante plus tard, le constat sur le cannabis est sans appel : la consommation est forte (en 2018, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 16,1 % des élèves de 3e ont consommé dans l’année et 42,4 % des terminales l’ont expérimenté) et les trafics sont florissants.
Il faut regarder ces faits en face, tout particulièrement en regard du critère d’efficacité des politiques publiques. Les gouvernements successifs jusqu’à aujourd’hui ne se sont jamais posé la question de l’efficacité de l’action publique. Or, celle-ci est une question essentielle en démocratie.
Activité répressive chronophage
La raison principale avancée pour ne rien changer est que le cannabis comporte des dangers, ce qui est tout à fait exact. Mais si une politique devait se fonder sur ce seul critère, il y a bien longtemps qu’on aurait interdit le tabac et l’alcool.
Un rapport du cercle de réflexion Terra Nova publié en octobre 2020 montre que l’activité répressive est très chronophage pour la police et la justice. Au sein des services de police « l’impression générale (…) est de “vider l’océan avec une petite cuillère” », ce qui suscite un fort sentiment de lassitude chez les fonctionnaires. Au niveau de la justice et de l’administration pénitentiaire, 14,7 % de la population incarcérée l’est pour infraction à la législation sur les stupéfiants, ce qui implique en amont une série d’actes judiciaires qui prennent du temps et engorgent les tribunaux.
En 2013, 165 000 personnes ont été interpellées pour usage illicite. Les décisions de justice pour usage simple (en général, une amende) ont été multipliées par vingt-cinq entre 2002 et 2015. Les forces de l’ordre peuvent, depuis la loi du 23 mars 2019, infliger une amende de 200 euros à tout contrevenant, ce qui implique une procédure de verbalisation qui accroît encore leur charge de travail (une verbalisation prend environ deux heures et mobilise trois policiers).
Pour terminer ce constat, il faut souligner la faiblesse de la politique de santé dans l’ensemble des dépenses publiques occasionnées par la politique de lutte contre les drogues : la part consacrée à la santé s’élève à 10 %, alors qu’elle est de 20 % pour l’action judiciaire et de 70 % pour celle de la police.
Protéger les mineurs
La France a donc une politique pénale totalement inefficace et une politique de santé quasiment absente. Bref, l’action publique ne protège en rien la jeunesse des risques du cannabis.
Quels sont alors les arguments pour légaliser et à quelles politiques publiques doit conduire la légalisation éventuelle ? D’abord, il faut souligner que la production, la vente et l’usage devraient se faire dans le cadre d’un monopole public.
Les deux arguments centraux sont : protéger les mineurs et assécher le trafic. Ils sont en partie liés. La protection des mineurs consistera à leur interdire l’accès au produit avant 18 ans. Les mineurs auront peu de possibilités de se tourner vers le trafic qui sera réduit à cause de la baisse de son marché global, mais qui ne peut être totalement éliminé..
Un argument souvent avancé pour ne pas légaliser est que les trafiquants se reporteraient vers d’autres activités délinquantes et criminelles. Le Conseil d’analyse économique, qui produit des analyses économiques pour le gouvernement, dans une note intitulée « Cannabis : reprendre le contrôle ? » publiée en juin 2019, montre que partout où on a légalisé, la criminalité a diminué parce que les trafiquants sont privés d’une bonne partie de leurs recettes. Les forces de police, quant à elles, peuvent se consacrer à d’autres activités criminelles.
Un autre principe de régulation
L’action publique consiste à réguler la demande. Parmi ses recommandations, la note propose de fixer un prix de marché suffisamment haut pour réduire celle de nouveaux consommateurs (il y a une élasticité de la demande de cannabis par rapport au prix), mais suffisamment bas pour décourager les marchés noirs.
Il faudra bien entendu maintenir, voire renforcer la répression du trafic – à une politique de légalisation doit correspondre de manière complémentaire une politique de répression. La note propose également de renforcer les politiques de prévention et d’éducation, en se centrant tout particulièrement sur les plus jeunes. Elle rappelle que de telles politiques fonctionnent, comme en témoigne la diminution des consommations d’alcool et de tabac.
La légalisation ne serait donc pas un « coup de publicité » invitant tout le monde à consommer joyeusement et minimisant les dangers du cannabis, mais un autre principe de régulation du comportement que l’interdiction. Ce principe serait appuyé sur une double politique : de santé publique centrée sur la réduction des risques de l’usage, pénale et de répression centrée sur le trafic restant.
Alain Ehrenberg, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, Cermes3. Dernier ouvrage paru : « La Mécanique des passions. Cerveau, comportement, société » (Odile Jacob, 2018).
Source : Lemonde.fr