Reportage
« Qu’ils nous laissent exporter le cannabis et les dollars reviendront », affirment les cultivateurs.
Une camionnette transportant des ouvriers syriens pénètre dans un champ bordé de pommiers et de vignes à Yammouné. Dans cette localité de la Békaa, l’économie a toujours dépendu du haschich, enrichissant ou appauvrissant ses habitants, et cette année, c’est vraiment une année noire.
Munis de bâches blanches, les femmes aux habits multicolores, les hommes et les enfants se mettent à l’œuvre, ramassant à même le sol les épis de cannabis, coupés la semaine dernière et qui sèchent au soleil. Séchés, ces plants serviront à la fabrication de la résine de cannabis.
Mais cette année, Ali, venu superviser le travail dans son champ, n’a pas le cœur à l’ouvrage. « Ça va de plus en plus mal. L’année dernière, nous n’avons presque rien vendu et cette année s’annonce encore pire car les prix se sont effondrés. Dans le meilleur des cas, nous vendrons le kilo entre 80 et 100 dollars », dit ce grand brun d’une trentaine d’années, père de trois enfants.
À ses côtés, Tony, originaire de Deir el-Ahmar, où le cannabis est également cultivé, comme dans toutes les localités de la région de Baalbeck-Hermel, opine. « Ce sera une aubaine si on parvient à vendre un seul kilo. Il nous reste dans les bras des stocks de l’année dernière et de celle d’avant », dit-il, parlant avec nostalgie de l’époque où le kilo s’écoulait à 1 200 voire 1 500 dollars.Victimes de la surproduction, ils en sont réduits à regretter le temps où l’État libanais luttait, il y a quelques années, contre la culture du chanvre indien, brûlant des champs entiers. Avec l’arrivée des réfugiés syriens dans la Békaa, les autorités ont arrêté de détruire les récoltes pour empêcher la grogne d’une communauté hôte déjà appauvrie. Et depuis quelques années, la plantation des champs et leur irrigation se font au vu et au su de tout le monde.
Aujourd’hui, dans certains champs pas encore coupés – la coupe commence après la fête de la Croix, le 14 septembre–, les plants sont visibles dans toute la plaine, à la lisière des routes principales ou à proximité des barrages de l’armée. Même les biens domaniaux sont cultivés. « Du moment où il ne construit pas dessus, quiconque possédant un terrain jouxtant un terrain municipal peut élargir sa production comme bon lui semble », explique Hussein, un autre producteur de cannabis originaire de Yammouné.
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Exportation impossible
Si le kilo est tombé à 100 dollars, c’est parce que, face à la mansuétude des autorités, tous les agriculteurs de la région se sont remis à planter du chanvre indien. « L’année dernière, 60 % du mohafazat de Baalbeck-Hermel était planté de cannabis. Cette année, c’est probablement un peu moins », souligne le président du conseil municipal de Yammouné, Talal Chreif. « Depuis deux ans, les cultivateurs n’arrivent pas à écouler la marchandise, ils l’emmagasinent dans leurs granges par manque d’acheteurs et du coup il plantent moins. Cela est dû aux mesures sécuritaires strictes aux douanes maritimes et aériennes, alors que, vu la situation en Syrie, le trafic par voie terrestre est devenu de loin plus cher », explique-t-il. Résultat : l’offre est devenue plus importante que la demande et les prix du cannabis, dont 80 % est destiné à l’exportation, ont chuté pour atteindre l’an dernier 150 dollars le kilo. De plus, la marchandise de l’année dernière, tout comme celle de 2016, n’a pas encore été écoulée et attend dans les granges des agriculteurs.
Comme tout bien périssable, la résine de cannabis ne peut pas être préservée éternellement. Au bout de quatre ou cinq ans, elle n’est plus bonne pour la consommation.
La multiplication des milices dans la Syrie voisine, où il faut payer des droits de passage, et le contrôle plus strict des frontières n’ont pas arrangé les affaires. « Avant la guerre en Syrie, la marchandise était acheminée par voie terrestre. Ce n’est plus le cas aujourd’hui à cause des différentes forces présentes sur le terrain », explique Hussein. Ce n’est plus rentable pour un trafiquant d’opter pour le chemin syrien, car il devra payer plusieurs factions pour acheminer sa marchandise. Avant la guerre, il suffisait de graisser la patte aux soldats ou aux douaniers.
Et comme la région est instable, la sécurité est renforcée aux frontières, notamment aériennes et maritimes. « Les forces de sécurité libanaises sont sur le qui-vive, à la recherche d’armes quittant le Liban. En raison du renforcement des mesures de sécurité, la police, l’armée et la douane saisissent également de la drogue. Nombre de personnes ont perdu au cours des dernières années des millions de dollars lors de saisies aux frontières maritimes ou à l’aéroport », explique Élie, un habitant de Deir el-Ahmar.
« Au cours des trois derniers mois, plus d’une dizaine d’habitants de Deir el-Ahmar ont été arrêtés pour trafic de drogue. Que la police vienne détruire la production dans les champs et peut-être, à ce moment-là, les prix augmenteront. Vraiment je ne comprends pas pourquoi l’État laisse les gens cultiver du cannabis et puis les empêche de l’exporter… C’est nous faire travailler pour rien », enchaîne Élie.
Selon Ali, « il n’y a que le cannabis qui pousse ici, que voulez-vous qu’on fasse ? ». Son ami Tony renchérit : « Nous avons tenté de planter du maïs, les épis sortent tout petits. Quant aux pommes, leur culture nous coûte trop cher. Pour cultiver 20 dounoms de pommes (le dounom est une unité de mesure ottomane qui équivaut à environ 1 000 mètres carrés), il faut investir 10 000 dollars, entre irrigation, engrais et autres alors qu’on ne débourse que 2 000 dollars pour la même surface cultivée de cannabis. »
« Que le cannabis soit comme le tabac »
Durant les années quatre-vingt-dix, le Liban, soutenu par les Nations unies, avait adopté un plan d’éradication de la culture du cannabis basé sur un programme de plantes de substitution pour les agriculteurs de la Békaa. Ce plan a fait long feu. « Que l’État nous achète la récolte et que le cannabis soit désormais comme le tabac, une culture vendue à l’État, ainsi au moins nous pourrions payer nos factures, élever nos enfants et vivre en paix ! » s’écrie Tony.
L’année dernière, le président du Parlement, Nabih Berry, avait évoqué la possibilité de légaliser la vente de cannabis à des fins médicinales suite à l’une des propositions faites par le cabinet de conseil international McKinsey, qui avait élaboré à la demande du gouvernement un plan de réforme de l’économie.
« Cette proposition est restée sans suite. Nous avons vu beaucoup plus de journalistes que d’officiels venir chez nous pour s’enquérir de notre sort », affirme le président du conseil municipal de Yammouné, qui a effectué une étude sur l’utilité du cannabis pour la présenter au Parlement. Énumérant les nombreux usages bénéfiques du chanvre indien, il note l’utilisation médicale de l’huile de cannabis pure, qui a fait ses preuves, selon diverses études, pour soulager les douleurs chroniques ou traiter certaines formes d’épilepsie. Il note aussi d’autres bénéfices : les grains sont utilisés pour le fourrage de la volaille. Les tiges et les feuilles donnent de très bonnes fibres, elles peuvent être transformées, comme le lin, en tissu. Elles sont également utilisées pour la fabrication de parfums et de cosmétiques. Elles entrent dans la composition de la fibre de verre et contiennent aussi de la cellulose utilisée pour faire durer la peinture, ajoute M. Chreif.
(Lire aussi : Cultiver le cannabis serait bientôt réglementé au Liban, mais en consommer sera toujours interdit)
« Les gens ont faim »
« Ils disent que la Békaa n’est pas une région sûre, qu’il y a de plus en plus de bandits… C’est parce que les gens ont faim. Que voulez-vous qu’ils fassent ? Qu’ils nous laissent cultiver et écouler notre marchandise et tout le monde sera content », martèle Ali.
Élie s’insurge de son côté : « Ils (les dirigeants) clament qu’il y a une crise économique, une pénurie de dollars… Qu’ils laissent les gens exporter le cannabis et les dollars reviendront. » « Le Liban exportait le plus gros de sa résine vers l’Égypte. Aujourd’hui, c’est la Turquie et le Maroc qui nous ont remplacés. »
Pour Hussein, c’est la résine de son village de Yammouné qui a le meilleur goût. Lui aussi parle de l’Égypte. « L’ancien président Anouar el-Sadate en raffolait. Chaque pâte exportée de chez nous est estampillée d’une fleur, notre cannabis est connu sous le nom de la fleur de la montagne (zahret el-jabal) », explique-t-il. « Les épis de cannabis de Yammouné sont les meilleurs. Le village est loin de toutes les industries, nous avons 316 sources d’eau et le cannabis est arrosé (une fois tous les 10 jours) avec de l’eau potable, comme tout ce que nous plantons d’ailleurs. Le village est enclavé entre les montagnes les plus élevées du Liban dont Sannine, Makmel et Qornet es-Saouda, ce qui assure de l’air frais et une rosée propre tous les matins aux épis de cannabis qui poussent », dit-il.
À l’instar de nombreux habitants de son village, Hussein dispose sous sa maison d’un petit atelier où il transforme la récole de cannabis en résine. Il suffit de faire sécher la plante, la tamiser à plusieurs reprises et faire des résines selon la grosseur du tamis utilisé. Plus la pâte est huileuse, meilleure est sa qualité.
« Selon les années, un dounom cultivé produit 7 à 8 kilos de résine », dit-il, expliquant que « les cultivateurs de cannabis ne se sont jamais vraiment enrichis. La culture du cannabis nous a aidés à subsister, payer les scolarités des enfants, le mazout pour le chauffage, les factures… Aujourd’hui, avec la baisse des prix, voire l’impossibilité de vendre notre produit, nous sommes devenus plus pauvres que Job. »
Source : L’Orient du Jour