Les initiatives politiques se multiplient pour réclamer la légalisation du cannabis récréatif, tandis qu’une polémique oppose médecins et pharmaciens sur son usage thérapeutique.
Moins connu que celui du vin rouge-confit d’oie soi-disant anti-cholestérol, c’est un autre paradoxe sanitaire français : celui du cannabis, stupéfiant massivement consommé et officiellement prohibé. Voici trois décennies que des spécialistes établissent les mêmes constats, parviennent aux mêmes conclusions, dénoncent les mêmes incohérences. La France est l’un des derniers pays développés à disposer de l’une des législations les plus sévères contre le trafic et l’usage de produits stupéfiants – et tout particulièrement de cannabis. En consommer constitue, depuis un demi-siècle, un délit pénal (un an d’emprisonnement et 3.750 euros d’amende).
Dans le même temps, l’Hexagone est l’espace européen où la consommation de cannabis bat tous les records: près de vingt millions de personnes l’ont déjà expérimentée – parmi lesquelles un·e collégien·ne sur dix et deux lycéen·nes sur cinq ; on recense, officiellement, environ cinq millions d’« usagers », dont 1,4 de «réguliers». Des chiffres à rapprocher du maigre bilan policier et judiciaire: 140.000 personnes interpellées chaque année pour usage de stupéfiants et un peu plus de 3.000 condamnées à des peines de prison, dont un peu plus d’un millier à de la prison ferme.
Comment, dès lors, ne pas reconnaître au grand jour que la prohibition n’a en rien permis de prévenir la banalisation de la consommation ? Que cette consommation est pratiquement dépénalisée ? Que la législation répressive devenue obsolète (mais toujours présente dans les textes) obstrue le travail de la police et de la justice sans nuire (euphémisme) aux commerces mafieux qui ne cessent de se développer et de contrecarrer toute forme de prévention ?
Le lent processus expérimental de l’ANSM
Fortes de ces constats, des voix raisonnables s’élèvent régulièrement en France pour prêcher les vertus, au choix, de la dépénalisation ou de la légalisation de la consommation. Elles font notamment valoir les bénéfices substantiels que l’État pourrait tirer d’une commercialisation taxée au même titre que ces autres substances addictives que sont le tabac et les boissons alcooliques. Elles soulignent aussi que plusieurs pays européens (Allemagne, Belgique, Espagne, Italie, Pays-Bas…) et qu’une trentaine d’États des États-Unis ont progressivement dépénalisé la consommation, tandis que la légalisation du récréatif ou festif ne cesse de gagner du terrain – comme en Californie ou au Canada.
Or, depuis trois décennies ces voix s’expriment sans rencontrer le moindre écho positif au sein des pouvoirs législatif et exécutif. Toutes tendances politiques confondues, les autorités françaises sont on ne peut plus ne peut plus conservatrices – y compris lorsque le pouvoir en place se pique de progressisme. Seul frémissement observé: le projet (faisant suite à une fragile promesse du candidat Macron) de réduire la peine encourue par les consommateurs à une « contravention forfaitaire » (de quatrième ou de cinquième classe).
C’est dans ce contexte que l’on observe aujourd’hui, pour la première fois, une série d’initiatives menées sur deux fronts: celui du cannabis récréatif et celui du cannabis thérapeutique. Pour l’heure, c’est sur le second que les vieux blocages français commencent, enfin, à céder. En dépit des étranges réticences exprimées par le ministère des Solidarités et de la Santé, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a mis en place un dispositif qui vise à organiser la prescription de formes médicamenteuses de cannabis. Elle vient de publier un document pour faire le point sur les travaux en cours.
Le cannabis peut être utile dans les cas de sclérose en plaques, d’atteintes de la moelle épinière, ou encore de lésions nerveuses induites par des chimiothérapies.
Il ne s’agit encore que d’une phase expérimentale visant à évaluer, en situation réelle, le premier circuit de prescription et de délivrance ainsi que l’adhésion des professionnel·les de santé et des patient·es à ces conditions. En pratique, le traitement par cannabis-médicament (formes sublinguales et inhalées: huile et fleurs séchées pour vaporisation ; formes orales: solution buvable et capsules d’huile) ne pourra être initié que par des médecins spécialistes des indications visées et qui exercent dans des centres de référence, sur tout le territoire. La participation se fera sur la base du volontariat ; les médecins prescripteur·trices devront obligatoirement avoir été formé·es au préalable pour pouvoir prescrire le cannabis. Et pour assurer dans le même temps le suivi des patient·es, on mettra en place un registre national électronique exhaustif qui recueillera également les premières données cliniques françaises d’efficacité et de sécurité.
Les expert·es de l’ANSM entendront aussi « certains acteurs économiques français qui leur présenteront leur projet de développement de cannabis thérapeutique». La mise en place de ce dispositif expérimental prendra au moins six mois. Les premières indications du cannabis thérapeutique concerneront les douleurs chroniques et réfractaires aux thérapeutiques déjà disponibles. On sait que dans le cas de la sclérose en plaques, il peut avoir un effet sur la spasticité (spasmes, raideurs musculaires) douloureuse. Il peut aussi être utile chez des personnes souffrant d’atteintes de la moelle épinière, paraplégiques ou tétraplégiques. Ou encore contre certains effets douloureux de lésions nerveuses induites par des chimiothérapies anticancéreuses. Certaines personnes utilisent déjà, illégalement, le cannabis pour soulager des douleurs causées par des migraines ou des algies vasculaires de la face.
Plus rien ne semblait devoir perturber la mise en place de ce lent processus expérimental de l’ANSM. C’était compter sans la violente résistance que vient d’exprimer l’Académie nationale de pharmacie dans un communiqué intitulé « Cannabis “thérapeutique”: une appellation abusive et dangereuse ». Se présentant comme étant « en phase avec son temps et la société», cette institution entend aujourd’hui «mettre en garde contre une banalisation de préparations de cannabis qui trompe les attentes des patients en se faisant abusivement passer pour “thérapeutique” ».
L’opposition frontale de l’Académie nationale de pharmacie
Elle fait valoir que 7% des jeunes Français·es de 17 ans sont dépendant·es au cannabis; que ce dernier est la troisième cause de déclenchement d’infarctus du myocarde; qu’il est une cause largement sous-estimée de mortalité y compris par cancer du poumon –usage sous forme de cigarettes; que les parents consommateurs de cannabis exposent leurs enfants à une vulnérabilité accrue aux drogues.
Cette Académie dénonce un «abus de langage»: « L’opium “thérapeutique” n’existe pas. Le cannabis “thérapeutique” non plus, assure-t-elle. Mélange végétal composé de deux cents principes actifs différents, variables en quantités et en proportions en fonction des modalités de culture, de récolte, de conservation, n’étant ni dosé, ni contrôlé, le cannabis dit thérapeutique ne peut apporter les garanties d’un médicament. »
Elle dénonce aussi un « abus de confiance » : « Toute appellation “médicale” ou “thérapeutique” appliquée à un produit n’ayant pas suivi le “long processus réglementaire” » de l’Autorisation de mise sur le marché (AMM) est, selon elle, « abusive et illicite ». Pour achever le tout, l’Académie estime que l’on « abuse les patients » : « Avec 1.300.000 usagers réguliers, la France est le premier pays européen consommateur de cannabis, malgré son statut illicite et les risques bien connus qu’il fait courir sur les plans physique et psychique. Le THC stimule les récepteurs cannabinoïdes dans le cerveau, provoquant les effets bien connus des consommateurs, mais il produit surtout des effets délétères souvent irréversibles, notamment chez les plus jeunes: décrochage scolaire; effets désinhibiteurs; dépression, pouvant conduire au suicide; déclenchement ou aggravation de la schizophrénie; induction d’une polytoxicomanie; responsabilité avérée dans les accidents de la route et en milieu professionnel, augmentation du risque de cancer du poumon… »
« Ne pas faire la différence entre un usage thérapeutique de préparations pharmaceutiques […] et un joint […] obtenu illégalement en deal de rue […] montre la totale méconnaissance clinique du sujet par les académiciens. »
Cette sortie d’un autre âge fait suite à l’annonce de la création d’Espoir (Im)patient, premier lobby français dont l’action est au service des malades qui pourraient être aidé·es par des versions médicamenteuses du cannabis. Cette initiative réunit une cinquantaine de patient·es, proches de patient·es et professionnels de santé (Amine Benyamina, William Lowenstein, Olivier Bertrand, Bertrand Lebeau et Rodolphe Ingold). Et cette sortie coïncide aussi avec les avancées du protocole expérimental de l’ANSM placé sous la direction du Pr Nicolas Authier. Nous lui avons demandé quelle lecture il faisait du communiqué de l’Académie nationale de pharmacie. Sa réponse:
« L’Académie nationale de pharmacie est le parfait exemple de cette désinformation idéologique, jouant sur les peurs et les risques, faisant fi de la souffrance humaine et de la médecine. Des propos irresponsables qui n’honorent pas cette académie dont l’intégrité scientifique interroge. Des propos qui s’avèrent probablement plus dangereux vis-à-vis des populations jeunes et vulnérables aux addictions ou usages à risque. Ils participent plus à rendre attractives des préparations pharmaceutiques, qui n’en seront pas, et à une désinformation du grand public. Ne pas être en mesure de faire la différence entre un usage thérapeutique de préparations pharmaceutiques calibrées, prescrites pour soigner et rigoureusement surveillées, et un joint de résine ou d’herbe de cannabis obtenu illégalement en deal de rue pour faire la fête ou se défoncer, montre la totale méconnaissance clinique du sujet par les académiciens. »
« Être académicien et mentir par activisme réactionnaire ne devrait pas exister. »
Pour le Pr Authier, ces académiciens « oublient volontairement de dire qu’un médicament a plusieurs statuts possibles et que l’AMM n’est pas le seul moyen de rendre accessible un médicament ». « Pire encore, ajoute-t-il, ils mentent en expliquant que l’opium n’est pas un médicament en France: la poudre d’opium est consommée comme antalgique par plus de trois millions de Français chaque année dans des spécialités pharmaceutiques (donc avec une AMM) comme Lamaline et Izalgi. Engager la responsabilité de toute une Académie en publiant des allégations fausses, hors sujet voire mensongères d’un groupe d’académiciens activistes interroge sur le (dys)fonctionnement de l’Académie de pharmacie et sa légitimité à s’exprimer sur de tels sujets. »
Quant au Dr William Lowenstein, président de SOS Addictions, il ne manifeste aucune véritable surprise. « Cet abus de position, pour dire n’importe quoi, dure depuis vingt ans, déclare-t-il. Être académicien et mentir par activisme réactionnaire ne devrait pas exister –à la différence du cannabis à usage thérapeutique. »
Vers une filière du cannabis?
Dans le même temps, effervescence sur le front du cannabis récréatif. Des député·es de quatre groupes politiques prônent désormais ouvertement une « légalisation contrôlée » dans une proposition de loi transmise à la presse le 18 juin. « La constitution d’un monopole pour la production et la vente du cannabis par la création d’une société nationale, la SECA (Société d’exploitation du cannabis), permettra de réguler la production et la vente tout en contrôlant la consommation », plaident les élu·es. La SECA après la Seita (1926-1995), en somme.
« La politique de forte répression est un échec complet», estime le député François-Michel Lambert, ex-macroniste issu des rangs écologistes, ancien de Pernod-Ricard. Le cannabis peut s’apparenter à de l’alcool ou du tabac sur les enjeux de toxicomanie. » La vente, par les buralistes, serait interdite aux mineur·es. Un arrêté du ministère de la Santé fixerait par ailleurs le taux autorisé de THC, principale substance psychoactive de la plante. Le produit des taxes sur le cannabis pourrait être pour partie « consacré aux politiques de prévention et de réduction des risques, notamment en direction des jeunes et des populations vulnérables ».
Tir croisé: parallèlement à cette proposition de loi, soixante-dix personnalités lançaient un appel dans L’Obs pour une « légalisation encadrée ». Médecins, élus·e, économistes estiment que «c’est précisément parce que le cannabis est nocif pour la santé, particulièrement celle des mineurs, qu’il faut en contrôler la production et la distribution». « Quand la France acceptera-t-elle de regarder la réalité en face, de faire preuve de pragmatisme, face à cette impasse? », s’interrogent les signataires de l’appel.
« La légalisation du cannabis récréatif, strictement encadrée, permet […] de développer un secteur économique créateur d’emplois et de recettes fiscales. »
Troisième assaut: une note officielle du Conseil d’analyse économique (CAE)(1) intitulée « Cannabis : comment reprendre le contrôle ? »,
« En dépit d’une des politiques les plus répressive d’Europe, les Français, et en particulier les mineurs, figurent parmi les plus gros consommateurs de cannabis de l’Union européenne. Le système actuel de prohibition ne fonctionne pas: il est inapte à protéger les plus fragiles, il pèse lourdement sur les dépenses publiques et il profite au crime organisé. […] Emmanuelle Auriol et Pierre-Yves Geoffard explorent les réformes à entreprendre pour reprendre le contrôle de ce marché. En s’appuyant sur l’analyse économique et l’étude des expériences étrangères récentes, ils défendent l’idée selon laquelle la légalisation du cannabis récréatif, strictement encadrée, permet à la fois de restreindre l’accès au produit pour les plus jeunes, de lutter contre la criminalité, et de développer un secteur économique créateur d’emplois et de recettes fiscales. »
Se nourrissant des récentes expériences étrangères de légalisation du cannabis, les deux économistes estiment que le coût de production du cannabis étant inférieur à 1 euro le gramme, un prix de vente au détail hors taxe à 5 euros permettrait de rémunérer de manière satisfaisante les producteurs et les distributeurs. Le prix de vente actuel du cannabis illégal se situe à 11 euros – une différence qui permettrait d’imposer un droit d’accise de 50%, et une TVA de 20% pour aboutir à un prix TTC de 9 euros le gramme. « En appliquant ce prix à l’estimation des 500 tonnes, cela signifie un niveau de recettes fiscales de 2 milliards d’euros, est-il détaillé. Il serait aussi possible de moduler ce niveau de taxation en fonction du type de produit (herbe, résine, produits dérivés…) ou de la teneur en THC, par exemple, aller jusqu’à 12 euros le gramme pour les produits à plus forte teneur en THC, sur le modèle des droits d’accise différenciés entre la bière, le vin, ou les alcools forts. »
Cette note a été présentée aux cabinets du Premier ministre et du président de la République, ainsi qu’à celui du ministre de l’Économie le 4 juin 2019. Elle a également été soumise au directeur de cabinet du ministre de l’Intérieur et à celui de la ministre des Solidarités et de la Santé les 5 et 12 juin 2019. Édouard Philippe, Christophe Castaner et Agnès Buzyn observent, depuis, un silence total. De même qu’Emmanuel Macron. Pour les spécialistes d’addictologie proches du pouvoir, il semble totalement impensable d’espérer une légalisation du cannabis récréatif lors de ce quinquennat. Selon eux, l’exécutif postule qu’il est aujourd’hui politiquement beaucoup trop risqué de mener cette réforme sociétale de front avec celle de l’ouverture de la PMA aux femmes seules et aux couples de femmes.
Où l’on comprend, Emmanuel Macron ou pas, qu’il n’est pas si simple, en France, de quitter l’ancien monde pour, de plain-pied, entrer dans celui qui nous attend.
1 — Placé auprès du Premier ministre, le Conseil d’analyse économique réalise, en toute indépendance, des analyses économiques pour le gouvernement et les rend publiques. Il est composé «d’économistes universitaires et de chercheurs reconnus». Retourner à l’article
Source : http://www.slate.fr/story/178731/cannabis-france-legalisation-experimentation-ansm-academie-pharmacie-economie