Le collectif Police contre la prohibition, né il y a deux ans, milite pour la dépénalisation de l’usage des drogues en France: la répression coûte cher, elle est inefficace et nuit aux relations entre police et citoyens. Rencontre avec Thierry Tintoni, l’un de ses membres fondateurs.
Alter Échos : Comment le collectif Police contre la prohibition a-t-il vu le jour ?
Thierry Tintoni : Le collectif a été créé fin 2018 suite à la rencontre entre trois personnes : un policier – moi –, un gendarme – Jean-Luc Garcia –, tous les deux retraités, ainsi que Bénédicte Desforges, une officière de police qui avait démissionné. Jean-Luc et Bénédicte se connaissaient par les réseaux de soutien aux usagers de drogues. De mon côté, j’appartenais à l’Union syndicale Solidaires. L’idée, à la base, était de nous regrouper, car, en tant que retraités ou démissionnaires, nous avons une parole libre et nous pouvons apparaître en plein jour. Des policiers actifs nous ont également rejoints, mais ils ne peuvent pas s’exprimer au risque d’être sanctionnés.
AÉ : Quels sont les constats à la base de votre mobilisation ?
TT : C’est la rencontre entre deux centres d’intérêt : la problématique des drogues et de leur impact sur la santé, et les conditions de travail des policiers. Comme le montre l’exemple portugais, la dépénalisation ne renforce pas la consommation. Par contre, la répression de l’usage des drogues nuit au travail policier. Ces deux discours se complètent et se renforcent.
« La moitié du travail policier sert à la chasse à la boulette de shit. »
AÉ : Quel est l’impact de la répression sur le travail policier ?
TT : Si on arrête ce système de répression qui n’a jamais fonctionné, la vie du policier sera grandement améliorée. 56 % des IRAS (infractions révélées par l’action des services) et 85 % des ILS (infractions à la législation des stupéfiants) concernent l’usage de stupéfiants. Parmi ces infractions, 90 % sont liées à l’usage de cannabis. Bref, la moitié du travail policier sert à la chasse à la boulette de shit. Cela coûte des sommes colossales, du temps de travail policier, mais aussi des magistrats. Sans parler des moyens techniques. Pour un résultat médiocre puisque la consommation n’a jamais baissé. Au contraire, elle ne cesse d’augmenter depuis la loi de 19701. Tout cet argent pourrait être utilisé pour davantage de travail de proximité – discuter avec les gens est beaucoup plus intéressant quand on veut se mettre au service de la population – ou pour faire plus de prévention dans les écoles.
AÉ : Comment expliquer cette obsession de la chasse aux usagers ?
TT : Quand Sarkozy était ministre de l’Intérieur, une politique du chiffre a été mise en place : on se fiche du sens des objectifs, on les atteint. Cela incite à faire du travail facile. Plutôt que d’essayer de monter une enquête sur un trafic, on va aller près d’un point de deal, faire des fouilles, trouver une barrette de shit et ça fait une arrestation. Ces affaires présentent un taux d’élucidation de 100 % : on a directement un fait et son auteur. Un parallèle peut être fait avec la tendance, il y a quelques années, à placer des policiers à la sortie des bouches de métro pour arrêter des sans-papiers à la pelle. Faire du chiffre, cela implique des primes pour les commissaires, qui ne ruissellent pas forcément jusqu’aux gardiens de la paix. Quant au policier qui ne fait pas de chiffre, il risque au contraire de se retrouver dans un poste un peu moins drôle. Tout cela entraîne une perte de sens dans le travail policier.
« Le fait de se faire fouiller, palper, c’est se faire imposer un certain pouvoir. Le contrôle d’identité n’a pas d’autre but. »
AÉ : Cette répression est aussi un outil de contrôle de certaines populations…
TT : Tout à fait. On rejoint la problématique du contrôle d’identités. Le policier voit un groupe de jeunes sur un banc. Il va les contrôler, parce qu’on ne sait jamais… On incite au contrôle pour faire du chiffre. Évidemment, les jeunes ne voient que ça et en ont marre. Tout cela a un impact sur les relations entre la police et les citoyens… Si cela n’existait pas, il y aurait beaucoup moins de frictions. Car le contrôle d’identité, le fait de se faire fouiller, palper, c’est se faire imposer un certain pouvoir. Le contrôle d’identité n’a pas d’autre but. Alors qu’en réalité, les policiers connaissent très bien les jeunes à qui ils ont affaire.
AÉ : Ces contrôles ne sont-ils pas aussi un moyen de remonter les filières ?
TT : Jamais ! Seules 3,4 % des ILS sont relatives au trafic. Et ce chiffre stagne. Par contre, la répression de l’usage est en augmentation ! Quand on a mis en place l’amende forfaitaire il y a deux ans (amende de 200 euros pour usage de stupéfiants mise en place dans certaines villes fin 2018 et généralisée à l’ensemble du territoire français en septembre 2020, NDLR), c’était le discours des syndicats. Moi je dirais : qu’on le prouve et qu’on nous donne les chiffres.
AÉ : Vous prononcez-vous pour la dépénalisation ou pour la légalisation ?
TT : Notre revendication principale est la dépénalisation de l’usage de toutes les drogues. C’est ce qui est en lien avec l’univers policier. Et elle implique la fin des soucis pour les usagers, qui doivent être orientés vers des structures sociales ou de soins, et non plus vers le judiciaire. C’est un premier pas facile à franchir : il suffit de modifier deux textes et c’est réglé. Sur la légalisation, nous avons bien sûr nos idées, mais pour le moment nous ne nous mêlons pas à ce débat. C’est une seconde étape, qui devrait permettre d’assécher en partie le marché noir. Mais c’est beaucoup plus compliqué : il y a plein de manières de légaliser et je pense que nous n’avons pas encore suffisamment de recul pour savoir quelle est la meilleure option. Nous soutenons aussi fortement l’autoproduction. Elle permet aux « jardiniers » de contrôler ce qu’ils vont consommer – les diverses espèces de cannabis n’ont pas les mêmes taux de THC (Δ-9-tétrahydrocannabinol), ce sont des produits non trafiqués, voire « bio » !
« Aujourd’hui, le ministère de l’Intérieur considère que quelqu’un qui se drogue est un délinquant, qu’il n’est pas une personne à sauver… »
AÉ : Quid de la catégorie d’usagers, souvent précarisés, qui sont aussi des petits dealers ?
TT : En France, si tu es chopé avec 30 grammes de cannabis, tu es considéré comme un usager-revendeur (catégorie intermédiaire entre l’usager et le trafiquant, NDLR). Au Portugal, la loi permet d’avoir sur soi une quantité qui n’est pas négligeable. Ils ont fixé des seuils qui permettent à cet usager-revendeur de ne pas être inquiété au niveau judiciaire, mais d’être orienté vers une commission médico-sociale.
AÉ : Vous revendiquez aussi la détention par les policiers de nalaxone, cette molécule capable d’inverser l’issue d’une overdose…
TT : Voir quelqu’un faire une overdose sur la voie publique parce qu’il est allé acheter sa came et que, au lieu de rentrer pour la consommer tranquillement dans son divan, il se dépêche de la prendre dans un endroit pourri pour éviter de se faire contrôler : c’est quelque chose qui a frappé Bénédicte Desforges. Il y a des gens qui crèvent dans les chiottes publiques… C’est un sujet important pour nous : nous sommes dans la pratique et le policier peut sauver des vies. Or, aujourd’hui, le ministère de l’Intérieur considère que quelqu’un qui se drogue est un délinquant, qu’il n’est pas une personne à sauver… Pourtant, le ministre de la Santé a intégré cette revendication dans ses préconisations.
AÉ : Pensez-vous que votre positionnement est représentatif chez les policiers actifs ?
TT : Nous avons lancé un sondage dans la police2. On ne peut pas en tirer grand-chose en termes de représentativité, mais c’est intéressant, car nous avons récolté différents sons de cloche. C’est assez réaliste de penser qu’une grande part de policiers ne sont pas dupes : ils savent qu’ils font un travail pourri qui ne sert à rien. Il y a aussi une part du personnel qui en est toujours à cette vision très morale des années 70, sans prendre en compte toutes les expériences internationales en la matière. Ils sont ignorants de cette problématique et se contentent d’appliquer le Code pénal.
AÉ : Y a-t-il des différences d’opinions entre générations au sein de la police ?
TT : Oui, mais cela va dans les deux sens. Il y a de jeunes policiers qui consomment. Ils ont grandi au lycée avec le cannabis. Ils l’ont testé, apprécié et ne l’abandonnent pas parce qu’ils sont devenus policiers. Par contre, il y a aussi des policiers expérimentés qui ont compris que tout ce travail répressif ne sert à rien. Tandis que les jeunes arrivent dans la police avec ce schéma mental du chevalier blanc, ce sentiment de puissance, en se disant « je peux faire plein de choses, alors je me permets de les faire ». Dans leur imaginaire, l’arrestation rime avec le sentiment de faire leur devoir.
AÉ : La parole des policiers est par nature bridée. La police peut-elle malgré cela être une force de transformation sociale ?
TT : Le statut de fonctionnaire intègre un devoir de réserve qui l’empêche de critiquer son administration et qui est repris dans la charte de déontologie de la police. S’il veut parler, le policier doit demander l’autorisation, et, la plupart du temps, c’est non. Ce devoir de réserve est un peu moins fort pour les délégués syndicaux. Une fois à la retraite par contre, on peut dire n’importe quoi : on est des citoyens lambda. Notre démarche consiste donc à nous exprimer au nom des policiers actifs.
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Loi n°070-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et la répression du trafic et de l’usage illicite de substances vénéneuses.
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Découvrez les résultats de ce sondage sur le site du collectif.
Source : Alterechos.be