Le juriste Yann Bisiou plaide, dans une tribune au « Monde », pour une politique publique des drogues au volant plus efficace, car, selon lui, la loi laisse aujourd’hui échapper des responsables et punit des innocents.
L’annonce, par le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, d’un renforcement des sanctions contre les consommateurs de stupéfiants qui prennent le volant le confirme : il n’est pas bon de légiférer sous le coup de l’émotion. Car rien ne va en matière de dépistage des conduites à risque au volant, et les propositions du ministre n’y changeront rien. Aujourd’hui, la loi laisse échapper des responsables et punit des innocents.
Pour comprendre cet échec, il faut revenir vingt ans en arrière. En 2003, sous la pression d’un précédent fait divers, le drame de la petite Marilou, tuée, début 2002, par un chauffard qui avait consommé du cannabis, le législateur modifie l’article L. 235-1 du code de la route et rend punissable le seul fait d’être dépisté positif aux stupéfiants au volant, indépendamment de toute influence sur la conduite. Avec 1,3 million d’usagers réguliers de cannabis et un demi-million d’usagers de cocaïne ou de drogues de synthèse chaque année, la France vient de créer un contentieux de masse déconnecté du risque routier.
Et le mouvement ne cesse de s’amplifier. Les seuils de positivité sont abaissés, les modalités de dépistage, simplifiées. La Cour de cassation sanctionne même le « cannabisme passif » au volant lorsqu’un test s’avère positif sous le seuil légal de détection. Des malades chroniques sous traitement ou les consommateurs de CBD, non stupéfiant, sont punissables quand bien même la conduite ne leur est pas déconseillée. En 2010, pour seule réponse, Michèle Alliot-Marie, alors ministre de la justice, propose de s’en remettre à la sagesse des procureurs de la République pour apprécier l’opportunité des poursuites.
Statistiques trompeuses
Les statistiques de la Sécurité routière témoignent de cette rigueur pénale. En dix ans, le nombre de dépistages a été multiplié par dix. Sur la même période, la hausse des infractions pour conduite après usage de stupéfiants atteint 319 %. En 2021, pour la première fois, ces infractions dépassent en nombre les infractions pour alcoolémie. Mais les statistiques témoignent aussi des fragilités du dispositif. Le taux de positivité des dépistages, c’est-à-dire le rapport entre le nombre de dépistages réalisés et le nombre de résultats positifs, s’effondre, passant de 47 % en 2010 à seulement 17 % en 2021. On dépiste beaucoup plus, mais on cible beaucoup moins les comportements à risques.
La fréquence des dépistages est aussi très inégale. Proportionnellement au nombre d’habitants, police et gendarmerie effectuent de dix à quinze fois plus de contrôles en Ariège ou dans les Alpes-de-Haute-Provence qu’à Paris ou dans le Val-de-Marne.
Pire, ces statistiques sont trompeuses, car les tests ne reflètent pas la réalité du risque routier. Trouver un taux élevé de THC, le marqueur du cannabis, ne permet pas de conclure à un risque accidentogène élevé, et le manque de fiabilité du dépistage salivaire renforce encore le risque d’arbitraire. Certaines études évoquent jusqu’à 20 % de faux positifs pour le cannabis ou les drogues de synthèse. Rapportés au nombre de dépistages effectués, ce sont des centaines, voire des milliers, d’innocents qui sont poursuivis. Dans n’importe quel contentieux, le risque de voir condamnés tant d’innocents aurait conduit à renoncer ; pas en droit routier.
Ce constat ne signifie pas qu’il faille rester indifférent aux drames de la route. En 2021, les stupéfiants ont été identifiés dans 43 accidents mortels. C’est moins que pour l’alcool ou la vitesse (une centaine d’accidents mortels par an), mais c’est trop. Or ce n’est pas en retirant douze points sur le permis des contrevenants, comme le propose le ministre, que la lutte contre les violences routières va s’améliorer. Si l’objectif est d’empêcher un usager de reprendre le volant, il est déjà largement couvert par le droit positif.
C’est toute la stratégie centrée sur la généralisation des dépistages routiers qu’il faut revoir. Que ce soit Marilou il y a vingt ans ou les victimes de l’accident causé par le comédien Pierre Palmade, mi-février, ces drames illustrent les limites de cette politique de dépistage. Pour des routes plus sûres, il faut s’appuyer sur trois leviers : la réduction globale des risques, une prévention ciblée et un meilleur contrôle de la conduite sous influence.
S’adresser aux moins de 30 ans
Les causes des accidents de la route sont multifactorielles. Dans 63 % des accidents pour lesquels l’usage de stupéfiants est une cause quasi certaine, le conducteur est aussi sous l’influence de l’alcool et, dans 45 % des cas, il roule à une vitesse excessive. Vitesse et alcool restent d’ailleurs les principaux facteurs de risque routier, présents dans 33 % et 25 % des accidents, contre 14 % pour les stupéfiants et 12 % pour l’inattention au volant. Réduire les risques d’accident, c’est agir sur l’ensemble de ces facteurs – vitesse, alcool, stupéfiants, inattention –, et non s’intéresser au seul usage de stupéfiants, comme le propose le ministre.
La prévention est le deuxième pilier. En intervenant sur l’appréciation du risque par les personnes susceptibles de conduire après usage de stupéfiants, on obtient une diminution des conduites dangereuses. C’est aux conducteurs de moins de 30 ans, ceux qui sont le plus souvent dépistés positifs, qu’il faut s’adresser. Plus ces messages sont précis et destinés à la population concernée, plus ils sont efficaces. Aux Etats-Unis, des programmes de prévention par téléphone auprès des lycéens de plus de 18 ans donnent, par exemple, des résultats prometteurs.
Et puis, il faut simplifier et rendre plus efficiente l’intervention de la police. Progressivement, les pays anglo-saxons renoncent aux stratégies de dépistage à grande échelle au profit des tests comportementaux standardisés – Standardized Field Sobriety Test (SFST) et Drug Recognition Evaluation (DRE) –, couplés avec un dépistage sanguin lorsque le test est positif. Les forces de l’ordre doivent être formées à l’utilisation de ces tests, une formation qui pourrait être généralisée dans les écoles de police et de gendarmerie.
On a longtemps reproché aux tests comportementaux leur manque de fiabilité, mais les tests salivaires ne sont pas plus précis. Et, à la différence des tests salivaires, les tests comportementaux standardisés permettent de se concentrer sur le risque routier en évaluant l’aptitude à la conduite et non un risque hypothétique. Enfin, ces tests comportementaux, qui ne nécessitent aucun équipement, peuvent être utilisés à une échelle beaucoup plus grande. Les contrôles sont à la fois plus fréquents et mieux ciblés, et la sécurité routière, mieux assurée.
Yann Bisiou est maître de conférences à l’université Paul-Valéry-Montpellier-III.