Malgré la pénurie qui guette avec le confinement, les dealers s’adaptent pour poursuivre leur activité : offres sur le Darknet, livraisons via des plateformes d’appels… Et profitent de la saturation des services de police et de justice, débordés par les affaires prioritaires.
En bordure du périphérique parisien, les allées du marché aux puces de Saint-Ouen, en Seine-Saint-Denis, sont quasi désertes mardi après-midi, une semaine après l’annonce du confinement. Les quelque 2 500 commerçants du plus grand marché aux puces au monde, situé au nord de la capitale, ont tiré le rideau. Mais pour le trafic de stupéfiants, les affaires continuent. Non loin des 400 boutiques du marché Serpette, la cité des Boute-en-Train continue d’attirer de nombreux clients.
A l’entrée du parking, enfoncé dans un fauteuil de bureau devant une épave de voiture, un jeune homme indique le chemin à suivre. « Il y a du monde. C’est comme d’habitude », assure-t-il. Au pied de la tour ouest, deux guetteurs se tiennent devant l’accès du « four » (gros point de deal). Le plus grand, adossé à la porte du hall, toise les arrivants. « Inspire par le nez et souffle par la bouche, ordonne-t-il à un jeune qui attend au pied des escaliers. Pas pour voir si tu as le coronavirus, mais pour sentir si tu respires le keuf. » Sur la porte, une affiche officielle rappelle les « gestes barrières » à adopter pendant l’épidémie. « On a mis ça pour les clients, observe l’homme. Mais ici, personne ne respecte le confinement. »
Dans les étages, il n’y a pas foule mais les distances de sécurité sont loin d’être respectées. Quelques acheteurs portent des masques, mais tous se tiennent à quelques centimètres les uns des autres en attendant d’être servis. Ici, aucune baisse ni panne d’approvisionnement, mais au bas des tours, les habitants sont rares. Pour Joséphine (1), consommatrice régulière de cannabis venue restaurer son stock, le four de Saint-Ouen est «une expérience, et c’est encore pire en période de coronavirus» : « Ça pue la pisse, et après sept étages sans ascenseur, les mecs respirent très fort. On oublie tous les gestes barrières. » Une semaine plus tôt, la jeune femme a toutefois remarqué qu’en plus des feuilles à rouler et des canettes de soda proposées habituellement, les dealers vendaient aussi « du gel hydroalcoolique, des lingettes et des masques ».
« Effectifs restreints »
Des revendeurs ont pris place autour de la station de métro Garibaldi, mais dès qu’on s’éloigne du four, le long de l’avenue Michelet qui s’étend jusqu’à la ville voisine de Saint-Denis, les « chouffes » (les guetteurs) semblent avoir déserté le secteur. Julia, habitante de l’avenue, a vu son quartier se métamorphoser depuis l’annonce du confinement. « Au début, les gens ne respectaient rien, raconte-t-elle. Les dealers en bas de chez moi continuaient leurs affaires. C’était problématique pour les policiers. Depuis deux jours, il n’y a plus personne. Il ne reste que les marginaux dans la rue, les gens bourrés ou ceux qui fument du crack. »
Les conséquences du confinement sur le trafic de stupéfiants se font ressentir partout dans le département. « C’est beaucoup plus calme, constate la procureure de la République de Seine-Saint-Denis, Fabienne Klein-Donati. Le trafic ne cesse pas mais il se réorganise, avec moins de mouvements de population et plus de livraisons via des plateformes d’appels. » Certes, depuis le 16 mars, une part importante des verbalisations pour non-respect du confinement (plus de 8 000 sur le département, soit 10 % du total national) ont eu lieu près des points de deal. Mais on est très loin des allées et venues habituelles. Sans compter la pénurie qui guette. « Plus rien ou presque ne transite et les stocks s’amenuisent, souligne un policier parisien. Les grossistes sont au chaud et ne sortent pas, par peur des contrôles. Les principaux points de revente sont toujours ouverts, mais tout est plus ou moins à l’arrêt, à part quelques livreurs bossant pour des plateformes, dont beaucoup sont déjà à sec. » Un constat partagé par de nombreux trafiquants. « On est face à une pénurie de coke et de shit, confirme un semi-grossiste de la région parisienne. Résultat, les prix ont tendance à augmenter pour une qualité de plus en plus médiocre. »
La pandémie de Covid-19 n’a pas seulement touché les réseaux de distribution, elle a aussi enrayé toute la chaîne pénale. Pour les magistrats comme pour les policiers, gendarmes ou douaniers, la lutte contre le trafic de stups est très loin d’être la priorité.
Depuis le déclenchement du confinement, les juridictions n’ont plus vocation à absorber cette délinquance chronophage. Pour la chancellerie, l’objectif est de réduire l’activité judiciaire de façon drastique, en circonscrivant la réponse pénale aux contentieux essentiels. Parmi les infractions de première importance visées par la dernière circulaire de mercredi : les violences intrafamiliales, les outrages et rébellions lors des contrôles, les vols avec effraction (notamment dans les pharmacies, hôpitaux et cabinets médicaux) ou encore certaines escroqueries « opportunistes » – mais pas le trafic de stups. « Personne ne veut traiter ces dossiers dans les commissariats, qui sont en effectifs restreints et ne gèrent que les urgences, explique un flic de la police judiciaire (PJ) parisienne. Pour ne pas engorger les services, certains de mes collègues n’interpellent même pas les livreurs munis de fausses attestations qui transportent des stups. Du coup, il n’y a quasiment plus de dossiers. » Une situation accentuée par la baisse des effectifs policiers et le redéploiement des services de PJ en appui de certains commissariats, concentrés sur le maintien de l’ordre lié au respect du confinement.
Embouteillage
Depuis une dizaine de jours, les saisies douanières sont également en berne. « Les contrôles ont quasiment disparu, dit un douanier basé dans la région Provence-Alpes-Côte-d’Azur (Paca). La priorité fixée par la direction générale, c’est la lutte contre la fraude. Personne ne veut prendre de risques avec les stups. Les autoroutes, en ce moment, c’est « open fret » sur toute la France. »
En bout de chaîne, les dossiers liés au trafic de stupéfiants ont également cessé d’inonder les juridictions. « Les enquêtes préliminaires sont en stand-by et, sauf urgence, celles au long cours suspendues, indique Fabienne Klein-Donati. On ne traite que les flagrants délits. »
Au tribunal de Bobigny, la seule audience quotidienne de comparution immédiate (contre deux par jour en temps normal), déjà saturée par de vieilles affaires renvoyées pour cause de grève des avocats, est réservée aux affaires de violences les plus graves, comme les atteintes aux personnes. Un embouteillage dont profitent mécaniquement les dealers. Comme ce trafiquant interpellé au début du confinement avec 5 kilos de cannabis et qui a pu rentrer tranquillement chez lui, situation impensable en temps normal. Ou ces deux jeunes originaires du département, issus d’un milieu privilégié et sans aucun antécédent judiciaire, qui se sont mis à dealer de la coke et du shit à Paris. « Le confinement crée des effets d’aubaine, poursuit la procureure de Seine-Saint-Denis. Mais si les règles se durcissent, ça va devenir beaucoup plus difficile pour les trafiquants au niveau des contrôles .» La fermeture des frontières du Maroc, principal exportateur de cannabis vers la France, est une autre clé du problème. « Plus rien ne sort du royaume, dit le douanier, mais le cannabis peut encore remonter d’Espagne, où il reste des stocks importants. »
Pour faire face au durcissement du confinement et à la probable pénurie, trafiquants et consommateurs sont contraints de s’adapter. Assaillis de messages à la veille du confinement, certains vendeurs reconnaissent prendre « plus de précautions que jamais », tandis que d’autres tentent d’attirer le client à coups de SMS promotionnels ou de posts affriolants sur les réseaux sociaux. Lisa, la cinquantaine, a «halluciné» lorsqu’elle a reçu un texto de son dealer lui indiquant «que les frontières allaient fermer, qu’il allait y avoir une pénurie et que seuls les plus fidèles seraient servis». Consommatrice d’héroïne depuis plusieurs années, elle craint désormais de ne plus pouvoir s’approvisionner. Chaque déplacement sera difficile à justifier, « encore plus la nuit car les pharmacies et supermarchés sont fermés. Je vais essayer de me faire toute petite . Surtout que je vais me retrouver avec environ 500 euros de produit sur moi ». Depuis que son plan est « tombé » il y a quelques semaines, elle passe des coups de fil à droite à gauche, à la recherche du meilleur plan, et admet avoir demandé à un ami informaticien de voir s’il était possible de faire des commandes sur Internet.
Dans le sac d’un livreur parisien en tenue du service Uber Eats, pas de pizza ni de sushi, mais des pochons remplis d’herbe. Son patron, Michael, dealer de cannabis, indique que son équipe « ne se déplace plus dans Paris pour une petite commande » : « Inutile d’espérer se faire livrer pour moins de 150 euros. C’est devenu impossible. »
Cyril, semi-grossiste en Seine-Saint-Denis, maintient quant à lui son trafic de cocaïne malgré les mesures de restriction. Ses livreurs ne travaillent désormais plus la nuit : « On fait les horaires du matin principalement. Quelques jours avant le confinement, on a reçu plus de commandes que d’habitude. Certains ont senti le truc venir. » L’homme n’a pas peur du virus, « un caissier a plus de chances de l’attraper », mais redoute les contrôles, « surtout lorsqu’on est à pied ou en deux-roues ».
Pour limiter les risques liés aux déplacements, consommateurs et dealers se sont massivement repliés sur le Web. Les offres pullulent sur des applications comme Snapchat, Instagram ou Facebook, et plus encore sur des sites anonymisés du « Darkne t», idéal en temps de confinement. « Certains y achètent de la bonne qualité en quantités assez importantes, quelques centaines de grammes de coke, pour profiter de la hausse des prix et revendre au détail dans un trafic de proximité », explique un policier spécialisé.
« Pas de panique »
Sur les comptes des revendeurs du Darknet, les notes d’information au sujet du Covid-19 se multiplient. Certains veulent rassurer le chaland en affirmant « désinfecter tous les paquets et supports avant l’envoi », et indiquent ne plus expédier de « quantités faibles ». D’autres se vantent de « parader jusqu’à la mort » pour leurs clients en assurant avoir réussi à s’approvisionner à temps : « [Après la fermeture des frontières], nos pirates ont pu faire passer les produits donc toutes les commandes sont disponibles et en cours de réception. Pas de panique avec ce coronavirus de merde. Tant que la Poste bosse, on bossera pour vous. »
Plus encore que la pénurie qui se profile, certains craignent des répercussions sur la paix sociale dans les semaines à venir. « La raréfaction de l’offre va favoriser l’augmentation des prix, et donc mécaniquement de la violence », s’inquiète le préfet des Yvelines, Jean-Jacques Brot. Dans ce département qui compte plusieurs zones sensibles, comme Trappes, Sartrouville, les Mureaux ou Chanteloup-les-Vignes, plusieurs incidents ont éclaté lors de contrôles, et des peines de prison ferme ont été prononcées en comparution immédiate pour violences et rébellion. Pour l’heure, il s’agit encore de cas isolés. Mais le risque de pénurie laisse craindre une multiplication des incidents. En off, certains assurent que l’instauration d’un couvre-feu dans les banlieues serait le meilleur moyen d’embraser des quartiers déjà fortement éprouvés.
Au-delà des conséquences sociales du confinement, la baisse des liquidités liées au trafic risque aussi d’entraîner des bouleversements structurels. « La chute de revenus de certaines organisations va engendrer leur réorientation vers d’autres activités, comme les braquages, les cambriolages ou d’autres formes de délinquance d’opportunité, estime un haut fonctionnaire au ministère de l’Intérieur. Plus le confinement va durer, plus les cartes de la grande criminalité vont être rebattues. Il va falloir être très vigilant sur un possible effet boomerang. »
(1) Le prénom a été changé.
Emmanuel Fansten , Charles Delouche
Source : liberation.fr