D’un département francilien à l’autre, un détenteur de cannabis ne s’expose pas aux mêmes sanctions. Chaque parquet, ou presque, a son propre barème. Décryptage.
Détenir du cannabis à Bobigny, Évry ou Paris n’expose pas aux mêmes risques. Non pas en termes d’arnaque au produit mais bien au regard de la loi. Car d’un département à l’autre, les usagers ne risquent pas les mêmes sanctions.
L’éventail de réponses pénales, qui va du simple rappel à la loi à une comparution au tribunal en passant par l’injonction thérapeutique ou l’amende, n’est pas appliqué partout de la même manière. Et nul besoin de comparer la Creuse à la Seine-Saint-Denis pour le constater ! Au sein même de l’Ile-de-France et de l’Oise, les barèmes sont très différents.
Rappel à la loi, amende ou convocation au tribunal
Allons d’abord en Seine-Saint-Denis. Si le policier contrôle une personne avec 50 grammes de résine (l’équivalent d’une centaine de joints tout de même) et qu’il estime que c’est pour une consommation personnelle, que l’intéressé n’est pas un maillon actif du trafic, il pourra décider d’un rappel à la loi sans en aviser le parquet de Bobigny, au terme d’une procédure simplifiée. Et cela, même si l’acheteur s’est déjà fait arrêter deux fois auparavant pour la même chose.
Rendons-nous ensuite 80 km plus au nord. A Compiègne, dans l’Oise, c’est le grand écart. Pour la même quantité et le même passif, c’est un déferrement au tribunal, avec une possible condamnation à la clé.
A Senlis, autre juridiction de l’Oise, le rappel à la loi ne se fait qu’au palais de justice, par un délégué du procureur et pour une quantité de drogue n’excédant pas dix grammes. Avec 30 grammes d’herbe ou de résine en poche, on peut écoper d’une amende de plusieurs centaines d’euros à l’issue d’une ordonnance pénale.
A Paris, si vous vous faites contrôler pour la première fois, avec moins de dix grammes de cannabis, la police vous laissera repartir avec une convocation devant le délégué du procureur, pour un rappel à la loi. En prime, vous bénéficierez d’un stage d’une journée de sensibilisation aux dangers du cannabis, à vos frais, soit 120 euros.
S’il est effectué dans le mois, l’affaire sera classée sans suite. Sinon, ce sera un nouveau rendez-vous au tribunal, cette fois pour une ordonnance pénale avec possiblement une amende plus onéreuse, qui figurera sur le casier judiciaire.
En Essonne, jusqu’à cinq grammes, pour un simple usager, primo-délinquant, l’enquêteur fait un rappel à la loi.
Dans les Yvelines, la procédure simplifiée est systématisée pour un primo-délinquant jusqu’à cinq grammes, assure un officier de police. Le parquet de Versailles précise que 3095 rappels à la loi ont été décidés en 2018.
Dans le Val-d’Oise, la démarche est à l’appréciation de l’officier de police judiciaire.
En Seine-et-Marne comme dans les Hauts-de-Seine, il n’existe aucun barème systématique. « On a beaucoup moins de fours (NDLR : gros points de deal) dans les Hauts-de-Seine qu’en Seine-Saint-Denis », justifie un officier du 92.
« C’est une appréciation très empirique »
Juges et policiers seraient-ils plus ou moins bienveillants sur le cannabis ? « C’est une appréciation très empirique, le fruit d’un échange avec les membres du parquet, du département, sur la réalité du trafic », résume Jean-Baptiste Bladier, procureur de la République à Senlis.
Les directives de politique pénale, élaborées par les procureurs, comme il en existe pour les délits routiers, par exemple, ont pour ambition d’assurer la cohérence de la réponse pénale au sein d’un territoire. A l’échelle régionale, les réalités sont trop différentes pour envisager une ligne directrice générale.
« Moi, j’ai la masse ! » justifie Fabienne Klein-Donati, procureure de la République à Bobigny (Seine-Saint-Denis), pas réputée pour sa langue de bois. « On poursuit rarement pour un usage simple, sauf si le délit est connexe à une autre infraction (participation au trafic, accident de la route, violences…) » ajoute-t-elle.
En Seine-Saint-Denis, un an d’attente pour juger une affaire renvoyée…
Selon le parquet, où ces directives sont en place depuis 2015, 8000 à 9000 usagers de drogue, en grande majorité des fumeurs de cannabis, ont été interpellés l’an passé dans le département.
La « masse » se constate aussi aux audiences de la 13e chambre correctionnelle du tribunal de Bobigny, spécialisée dans les affaires de trafic de stupéfiants. Lorsque les affaires sont renvoyées, il faut parfois attendre près d’un an pour trouver une date dans l’agenda. Alors s’il fallait juger tous les usagers…
Les procédures simplifiées permettent aux policiers d’effectuer eux-mêmes le rappel à la loi. « Cette procédure leur dégage du temps pour travailler sur le trafic ou d’autres types de délinquance », continue la procureure.
Ces deux poids, deux mesures, ne sont pas – encore ? – un argument de vente pour les dealers qui font parfois leur publicité à même les murs, sur des tarifs préférentiels ou des ristournes selon les heures.
« Autant de disparités, si proche, c’est quand même embêtant »
« Les acheteurs non plus ne savent pas forcément que les poursuites ne sont pas les mêmes en Ile-de-France, ils pensent surtout accessibilité, moindre risque de contrôle et ils cèdent aux pratiques commerciales », admet un magistrat, selon qui « autant de disparités, si proche, c’est quand même embêtant ».
Antoine, parisien, prof de sport et fumeur de cannabis depuis plusieurs années, confirme : « Je me doute bien que les policiers du 93 ont autre chose à faire que la chasse aux acheteurs, mais si je vais me fournir en Seine-Saint-Denis, c’est parce que je suis sûr de trouver ce que je veux, n’importe quand. » Il a ses habitudes à Saint-Ouen, de l’autre côté du périphérique, ville aux tenaces points de deal.
L’amende forfaitaire bientôt expérimentée
« Ces barèmes ne sont jamais une réponse automatique, ils intègrent une diversité d’alternatives, nuance-t-on au parquet général de Paris. L’objectif est d’harmoniser à l’intérieur d’une juridiction, ce n’est pas généralisable sur tout un ressort*, avec autant de diversité. »
La fameuse « forfaitisation » prônée par Emmanuel Macron lors de la campagne présidentielle, mise à l’amende dont on ne connaît pas encore le montant ni les modalités d’application, ramènera-t-elle une certaine équité face à la loi chez les fumeurs de joints? Les plus optimistes veulent y croire. « Ça peut tarir le trafic à un moment », espère un commissaire. Encore faut-il que les policiers soient suffisamment disponibles, là aussi, pour verbaliser. Une première expérimentation est annoncée pour décembre.
* Le ressort de la cour d’appel de Paris regroupe les tribunaux d’Auxerre, Sens (Yonne) Bobigny (Seine-Saint-Denis), Créteil (Val-de-Marne), Evry (Essonne), Fontainebleau, Meaux, Melun (Seine-et-Marne) et Paris
Source : Le Parisien