La légalisation du cannabis en Allemagne ne devrait pas avoir pour conséquence l’éradication du marché noir du cannabis, car elle ne permettra pas de produire en quantité suffisante pour subvenir à la demande, estime, dans une tribune au « Monde », l’économiste de la santé Pierre-Yves Geoffard.
Alors que la France – où un ministre [de la justice, Eric Dupont-Moretti] a pu dire que celui qui fume un petit pétard le samedi soir doit ressentir un goût de « sang séché sur les trottoirs » – intensifie la répression des consommateurs de cannabis, l’Allemagne vient de tourner le dos à la prohibition, et s’engage dans la voie de la régulation légale. S’il convient de saluer cette évolution, on peut cependant émettre quelques doutes sur les chances de son succès. Car l’Allemagne reste, à ce stade, au milieu du gué.
Il est devenu légal, le 1er avril, de posséder une quantité limitée de cannabis, de cultiver seul jusqu’à trois plants, ou davantage à travers des « clubs de producteurs », associations sans but lucratif regroupant des petits producteurs et des consommateurs. En revanche, il reste tout autant interdit à un agriculteur de s’engager dans la production de cannabis qu’à des boutiques, spécialisées ou non, d’en vendre. Certes, il est évoqué une prochaine évolution législative, qui définira le cadre légal dans lequel des producteurs et des distributeurs professionnels seront autorisés. Mais, en attendant cette évolution, seule l’autoproduction est autorisée.
Ce premier pas réjouit nos voisins allemands, notamment les jardineries, dévalisées par des milliers de cultivateurs en herbe. Ceux-ci pourront bénéficier de produits traçables et de meilleure qualité et, en choisissant la variété qu’ils plantent, connaître la teneur en THC ou autres principes actifs de leur récolte. Surtout, ils pourront réduire, voire pour certains supprimer, leurs achats auprès des trafiquants. Un peu moins de sang sur les trottoirs est toujours bon à prendre.
La voie de l’Uruguay
On peut néanmoins craindre, à la lumière des expériences étrangères de régulation légale, que cette évolution ne suffise pas à éradiquer le marché noir. Car, de l’Uruguay au Canada, en passant par la moitié des Etats des Etats-Unis, les modalités de la légalisation sont très diverses, et leurs résultats très variés. Le moment est venu de débattre, non pas de l’opportunité de sortir de la prohibition, mais de la meilleure manière de réguler, dans un cadre légal, le marché du cannabis.
Dans tous les pays qui ont légalisé le cannabis, les objectifs étaient multiples : sanitaire, en améliorant la prévention, en assurant une meilleure prise en charge des usagers qui peinent à gérer leur rapport au produit, en freinant la consommation des plus jeunes ; économique, en créant une filière légale, source d’emplois déclarés, génératrice de recettes fiscales et sociales ; sécuritaire, en tarissant les revenus des réseaux criminels, et en libérant du temps aux forces de police et de justice.
La priorité donnée à l’un ou l’autre de ces objectifs peut déterminer la forme choisie de la légalisation. Par exemple, si les recettes fiscales sont privilégiées, il faut un niveau élevé de taxes ; mais en menant à un prix élevé sur le marché légal, cela peut permettre aux trafiquants de baisser leurs prix afin de rester attractifs. Quoi qu’il en soit, la variété des dispositifs de régulation permet des comparaisons éclairantes.
Le plus à craindre
Ainsi, la voie suivie par l’Allemagne évoque celle empruntée, depuis 2013, par l’Uruguay. Même appui sur les petits producteurs et sur les « cannabis social clubs », mêmes réticences vis-à-vis des agriculteurs professionnels. Quelques entreprises ont bien obtenu des licences légales, mais leur volume de ventes est très limité par la loi, et celles-ci couvrent moins d’un tiers de la demande. Le trafic a certes baissé, mais les organisations criminelles continuent à fournir une part importante de la consommation.
La situation est bien différente au Canada. Les modalités de la régulation varient d’une province à l’autre en matière d’organisation – concurrentielle ou par un monopole public –, et celles de la distribution en matière de taxes, etc. Mais toutes autorisent la production industrielle, fortement encadrée et contrôlée ; ce secteur y est même vanté, notamment pour la production à usage thérapeutique.
Cinq ans après un démarrage un peu chaotique dans certaines provinces comme le Québec, où les boutiques spécialisées, détenues par une société publique, n’étaient pas assez nombreuses pour répondre à la demande, la situation est aujourd’hui stabilisée : selon les dernières estimations de [l’agence publique de statistiques] StatCan, le marché noir représentait en 2023 moins de 30 % des ventes totales, un chiffre en baisse constante depuis la légalisation.
Lorsque les consommateurs ont accès à des produits légaux, à la qualité contrôlée, et à un prix raisonnable, ils délaissent massivement les réseaux criminels. Et rappelons au passage que la consommation de cannabis par les plus jeunes n’a pas augmenté.
Pour en revenir à l’Allemagne, il est malheureusement probable que l’autoproduction ne suffise pas à répondre à la demande, et que le cannabis continue à financer de nombreuses organisations criminelles. Le plus à craindre est que, lorsque des leçons seront tirées des premiers mois de cette forme de régulation, cet échec de la lutte contre les trafics soit mis en avant pour « montrer » que la légalisation ne fonctionne pas. Mais tant que la deuxième étape législative, qui précisera les règles de fonctionnement d’une véritable filière professionnelle, n’est pas engagée, la légalisation du cannabis ne produira qu’une partie des effets bénéfiques qu’on peut en attendre.
Pierre-Yves Geoffardest professeur à l’Ecole d’économie de Paris, directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS
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