La régulation de la culture met en difficulté le président bolivien à l’approche de la présidentielle d’octobre.
Par Amanda Chaparro
Publié le 28 septembre 2019
A flanc de colline, Don Emilio marche entre ses plants de coca pelés. Toutes les feuilles ont été délicatement cueillies il y a deux semaines. Sur certains plants, les pluies des jours précédents ont fait éclore de petits bourgeons, prêts à donner une nouvelle récolte dans quelques mois. Don Emilio fait pousser la coca avec sa femme, Doña Sonia, dans ces vallées chaudes et fertiles du nord du pays. Elle assure « être née dans un champ de coca ». En Bolivie, la feuille est utilisée traditionnellement pour le masticage, l’acullicu, pour des usages médicinaux et au cours de rituels andins. Elle est consommée par plus de trois millions de Boliviens.
« Nous avons un petit terrain, raconte Don Emilio. Ici, on cultive sur de petites parcelles. » Nous sommes dans la région des Yungas, dans le département de La Paz, à quelques heures de la capitale. Une zone où l’on cultive la coca depuis l’époque préhispanique, en opposition à celle du Chapare, au centre, plus récente, colonisée au cours du XXe siècle et dont est originaire le président Evo Morales. Lui-même ancien producteur de coca, il est toujours président de la Fédération des cocaleros du tropique de Cochabamba, région considérée comme un bastion de son Mouvement pour le socialisme (MAS).
Alliés naturels, les cultivateurs de coca ont, avec d’autres mouvements sociaux (mineurs, ouvriers, fédérations indigènes, étudiants…), porté Evo Morales au pouvoir en 2006 et ont été ses fervents alliés durant ses premiers mandats. Mais les rivalités entre les deux régions se sont exacerbées ces dernières années. Et le soutien à Evo Morales, qui se présente pour un quatrième mandat à la présidentielle prévue le 20 octobre, n’est plus si évident pour une partie des producteurs.
« On se sent persécutés »
Si la production est légale, elle est néanmoins réglementée. En 2017, une nouvelle loi générale de la coca, la loi 906, est approuvée au milieu de fortes contestations. Le texte augmente la surface légale de production de 12 000 à 22 000 hectares dans tout le pays et reconnaît la zone du Chapare comme zone de production légale – un privilège auparavant détenu par les producteurs des Yungas. Désormais, le Chapare peut produire sur 7 700 hectares, les Yungas sur 14 300. Au-delà, toute production est considérée comme illégale et suspectée d’alimenter le trafic de drogue.
Une concurrence insupportable selon les producteurs des Yungas. « Ici, on récolte environ trois taquis [l’équivalent de 150 livres, ou 68 kilos] sur nos terrains. Dans le Chapare, c’est huit à dix taquis. La feuille de coca du Chapare est très grande, les terres y sont très fertiles. Le Chapare va produire trois fois plus que les Yungas. Ces volumes vont nous asphyxier et les prix vont chuter », prédit Javier Aparicio, dirigeant du principal syndicat des producteurs des Yungas, l’Adepcoca, qui rassemble 38 000 associés dans la région. Ils opposent leur coca, « douce, meilleure pour la consommation », à celle du Chapare, supposément plus amère et « destinée au narcotrafic », selon eux.
Des divisions ont aussi émergé entre producteurs des Yungas, entre ceux qui soutiennent le gouvernement et ceux qui y sont opposés. Chaque camp dénonce une instrumentalisation de la population en cette année électorale. Pour Caty Cauna, productrice des Yungas, le conflit n’est pas tant un problème avec le gouvernement qu’une « bataille de leadership entre dirigeants pour garder le contrôle sur le syndicat et sur la production ».
L’ouverture, en juin, d’un supposé marché parallèle à l’unique marché officiel de vente de la feuille de La Paz a suffi à raviver les tensions. A l’appel du principal syndicat, des producteurs ont bloqué des axes routiers. Les affrontements avec les forces de police ont fait plusieurs blessés. « Le gouvernement nous a durement réprimés. Il veut nous soumettre », dénonce Javier Aparicio. « Lorsqu’on se fait arrêter, on est maltraités, et des preuves sont fabriquées contre nous pour nous mettre en prison. On se sent persécutés », assure pour sa part Pablo Gomez, un producteur qui a préféré ne pas manifester par peur de la répression policière.
Symbole de lutte sociale
Depuis, les routes des Yungas ont été débloquées, mais les tensions ne sont pas retombées. Les dirigeants demandent de faire la lumière sur les morts, cinq depuis le début du conflit en 2017, et dénoncent des arrestations arbitraires. Le ministère du développement rural et des terres, dont dépend le vice-ministre de la coca, n’a pas souhaité répondre à nos questions.
Assise sur des sacs de coca dans le plus grand marché de vente du pays à La Paz, Caty Cauna, comme d’autres producteurs, estime au contraire que la loi 906 les avantage. « Avant, nous étions sous le coup de la loi 1008, imposée par les États-Unis. C’était zéro coca excédentaire, explique-t-elle. On nous diabolisait, nous, les cultivateurs. On faisait l’amalgame entre coca et drogue. Aujourd’hui, notre culture est revalorisée. »
Car la coca est aussi un symbole de lutte politique et sociale. A partir des années 1970, la politique antidrogue impulsée par les États-Unis a été mise en place sous la contrainte, notamment dans région du Chapare avec l’éradication forcée des champs de coca. « Cela s’est fait en violation extrême des droits humains. On dénombre des centaines de morts par balle, 4 000 blessés, des milliers de détenus, séquestrés, torturés. Le coût social a été très fort », explique Fernando Salazar, sociologue à l’université Saint-Simon de Cochabamba. C’est dans cette lutte qu’a émergé Evo Morales, qui a tôt fait d’expulser l’agence nord-américaine de lutte antidrogue (la DEA) de Bolivie en 2008.
Au-delà de l’aspect symbolique, la culture de la coca est aussi une manne économique pour le pays. « Elle produit plus que n’importe quelle autre culture, elle donne trois fois par an, contrairement à d’autres, qui ne produisent qu’une seule fois », explique Caty Cauna, en même temps qu’elle pèse une grosse quantité de feuilles pour un intermédiaire qui la revendra à des chauffeurs de bus ou à des mineurs. La livre est vendue environ 40 bolivianos (5,20 euros) et monte parfois à 50 en hiver (contre une poignée de bolivianos pour la plupart des fruits). Ce secteur stratégique apporte des centaines de milliers de dollars de devises au pays.
Différence de traitement
Sans compter l’argent du narcotrafic qui générerait, lui, plus de « 500 millions de dollars » et qui, selon Fernando Salazar, « irrigue l’État et influence la vie politique ». Selon un rapport de l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), 40 % de la production totale serait destinée à la production de cocaïne. La région du Chapare est suspectée de fournir 94 % de sa production au marché illégal.
Toutefois, selon M. Salazar, il serait faux d’opposer la coca des Yungas à celle du Chapare. Dans les deux zones, le narcotrafic y est présent parallèlement à la production légale. « La seule différence est que la zone des Yungas est plus réglementée alors que celle du Chapare est hors de contrôle, affirme-t-il. Dans le Chapare, la coca colonise tout, elle s’étend même dans des parcs naturels protégés comme le Tipnis. » Selon lui, le conflit entre producteurs des deux régions vient de cette différence de traitement. « C’est inacceptable pour les producteurs des Yungas qu’eux seuls soient contrôlés et subissent des arrachages de plantations », résume le chercheur. Il conteste les chiffres du gouvernement qui indiquent que les activités d’éradication ont lieu à près de 80 % dans la région du Chapare.
Le gouvernement a présenté fin mai un rapport indiquant que la force spéciale de lutte contre le narcotrafic de la police bolivienne a détruit 231 tonnes de cocaïne ces dix dernières années et fermé près de 36 000 ateliers de fabrication clandestins.
Evo Morales a récemment accusé, lors d’une conférence de presse, des forces « étrangères » et d’« opposition » de vouloir « créer un conflit » et « d’inciter à la violence ». Il avance toutefois prudemment à moins de deux mois de l’élection présidentielle et alors même qu’il fait face actuellement à d’autres fronts de contestation (critique des milieux écologistes et de l’opposition sur les incendies dans l’est du pays notamment). Il souhaite récupérer son capital politique chez ses anciens alliés. Toutefois, une grande partie des producteurs a déjà annoncé un « vote sanction ».
Source : Le Monde